lundi 15 octobre 2012

Le progrès et les idoles...

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De Simone WEIL encore, et tiré de l'ouvrage dont j'ai donné hier la référence, voici un petit extrait d'un fragment qu'elle destinait pour publication aux Nouveaux Cahiers dans la rubrique que ceux-ci consacraient aux Pouvoirs des mots. Il ne semble pas que ce fragment, putativement daté de 1937, ait été publié. Le voici.
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"Nous vivons dans un âge éclairé, qui a secoué les superstitions et les dieux. Il ne reste attaché qu'à quelques divinités qui se réclament et obtiennent la plus haute considération intellectuelle, telles que Patrie, Production, Progrès, Science. Par malheur, ces divinités si épurées, si affinées, tout à fait abstraites comme il convient à une époque hautement civilisée, sont pour la plupart de l'espèce anthropophage. Elles aiment le sang. Il leur faut des sacrifices humains. ZEUS était moins exigeant. Mais c'est qu'on aurait pas accordé à ZEUS plus que quelques gouttes de vin et un peu de graisse de boeuf. au lieu que le Progrès - que ne lui accorderait-on pas ? Aussi riait-on parfois de ZEUS, tandis qu'on ne rit jamais du Progrès. [...].

On peut tout accorder au Progrès, car on ignore tout à fait ce qu'il demande. Qui a jamais tenté de définir un progrès ? Si l'on proposait ce thème dans un concours, il serait sans doute instructif et amusant de comparer les formules. Je propose la définition que voici, la seule à mon avis pleinement satisfaisante et qui s'applique à tous les cas : on dit qu'il y progrès toutes les fois que les statistiques peuvent, après avoir dressé des statistiques comparées, en tirer une fonction qui croit avec le temps. S'il y a en France - simple supposition - deux fois plus d'hôpitaux qu'il y a vingt ans, trois fois plus qu'il y a quarante ans, il y a progrès. S'il y a deux, trois fois plus d'automobiles, il y a progrès. S'il y a deux, trois fois plus de canons, il y a progrès. S'il y a deux, trois fois plus de cas de tuberculose... mais non, cet exemple ne conviendra que le jour où l'on fabriquera de la tuberculose. Il convient d'ajouter à la définition ci-dessus que la fonction doit exprimer l'accroissement de choses fabriquées."
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Admirablement drôle, si l'on prend le temps de réfléchir. Nous sommes dans le monde du quantitatif (je l'ai déjà dit dans un ancien billet), du matériel. Où est l'esprit dans tout cela ? Où est l'empathie ? Il n'y a de véritable progrès que moral (et attention encore : la morale n'est pas un code d'interdits et d'obligation ; c'est la science du discernement qui permet d'avoir la "vie bonne", d'être heureux en d'autres termes). Avec leurs pourcentages, leurs nombres de postes créés, de kilomètres d'autoroute construits ou encombrés d'embouteillage, ils ne voient que l'écume des choses, ceux qui nous gouvernent. Ils s'imaginent qu'il suffit d'augmenter le nombre de poste d'enseignants pour que les enseignants ne soient plus agressés par des sauvageons inéduqués ; il suffit qu'ils constatent une augmentation du pourcentage de chômeurs pour créer X postes d'emplois aidés, lesquels ont de fortes chances d'engendrer plus de frustration que de succès, et ainsi du reste.
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Leurs prédécesseurs pensaient de même et il serait injuste de n'accuser que la courte vue des actuels pouvoirs publics. Il n'empêche : j'approuvais, en la bémolisant quelque peu, la décision de monsieur PEILLON d'enseigner à l'école la morale prétendue laïque. Je fais marche arrière quand je l'entends approuver la création de lieux où l'on pourrait consommer de la drogue. Il est philosophe, monsieur PEILLON, il n'est pas pharmacologue, que je sache. Et s'il aime ses semblable (ce qui me paraît être au centre d'une vie morale authentique), il ne peut pas vouloir pour eux la création d'opportunités ou de facilités qui achèvent de détruire leur cerveau et les transforment en esclaves.
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NB : ma seule interrogation porte sur l'idole que serait selon Simone la Patrie. Simone WEIL pensait sans doute à la Nation et elle avait en arrière plan l'affreuse et inepte tuerie de la guerre de la Première Guerre mondiale. La Patrie n'a aucune connotation politique ou étatique. Nous lui devons notre langue, l'idiosyncrasie de notre culture et de notre façon denvisager le monde. C'est un lieu sur quoi planent l'histoire de nos pères, un lieu où ils dorment pour toujours. Et en son temps comme aux nôtres, elle semble bien oubliée. L'amour des siens l'a désertée. C'est justement par ce que l'on a confondu la NATION avec elle.

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