CONFUCIUS avait défini cinq types de relations sociales : souverain/sujet, mari/femme, père/fils, aîné/cadet, ami/ami. Il ne lui avait pas échappé que la seule de ces relations qui, de son temps, ne fût pas dissymétrique était la relation ami/ami. L'amitié était précieuse et forte aux yeux des Chinois et il est tout à fait intéressant de noter que l'idéogramme qui signifie amitié en langue chinoise représente deux mains se réunissant (cf. Cyrille J.-D. JAVARY. 100 mots pour comprendre les Chinois. Albin Michel, Paris, 2008).
Il me semble qu'il y a là matière à réflexion pour une conscience occidentale ; elle porte sur deux points, la symétrie absolue de la relation, et le rôle de la liberté dans l'engagement en amitié. Nous sommes à des années-lumière de la notion de solidarité qui est fondée justement sur la dissymétrie des revenus (ou des situations sociales) et la contrainte que les pouvoirs publics font peser sur les plus hauts d'entre eux pour les redistribuer aux plus bas. Je ne veux pas dire que c'est inutile ! Bien au contraire ! Il s'agit là du rappel imposée à ceux qui auraient tendance à l'oublier de notre commune appartenance au genre humain (une expression de la "mêmeté"). Mais la liberté n'a pas de part dans la solidarité. Et le jeu de deux pièces rendues solidaires est faible ou nul. Il en résulte que la solidarité, à moins qu'elle ne soit le fruit d'un mouvement de la liberté, ce qui lui fait perdre son caractère essentiel de contrainte, et par conséquent sa dénomination, ne peut être socialement vécue d'une manière positive. Nous sommes aussi très éloignés de la notion de fraternité ; on ne choisit pas ses frères, et la fraternité n'implique ni la symétrie (aîné, cadet ; jeune, vieux, etc.) ni la liberté ; elle n'exclut pas le sentiment, l'affection ou la tendresse, mais on sait aussi qu'il y a des haines fraternelles irréductibles dont CAÏN et ABEL, ou ETEOCLE et POLYNICE offrent les modèles les plus achevés. Il reste dans notre langue deux mots, qui méritent qu'on s'y attache, pour désigner le mouvement du coeur ou de l'esprit vers l'autre : le premier est celui de charité, mais il y a encore de la dissymétrie dans la charité des hommes, et Vincent de PAUL disait fort justement à ce propos, à Louise de MARILLAC : "Ma fille, souvenez-vous qu'il nous faut beaucoup d'amour pour que les pauvres nous pardonnent le pain qu'on leur donne". Pour arriver à son exercice, à une hauteur qui soit celle où la situe Paul de TARSE dans sa première lettre aux Corinthiens, il y faut autre chose que nos simples forces humaines. Mais c'est, selon moi, l'horizon définitif de l'humanité. Le second terme est celui d'amitié. Et c'est un mot si fort qu'il est employé par Thérèse d'AVILA quand elle parle de la prière : "La prière, dit-elle, n'est jamais qu'un commerce d'amitié avec Dieu". On retrouve bien là l'audace de cette femme qui se place sur le même plan que Dieu, mais qui engage toute sa vie et sa liberté dans cette relation. (C'est une expression de "l'ipséité", ce qui fait que suis moi et pas un autre.)
Je n'aurais pas la naïveté de confondre les mots avec la réalité qu'ils signifient. Mais ils ne sont pas venus tout seuls dans notre vocabulaire. Et il me semble que nous pouvons relativement bien nous reconnaître dans ce que je viens de dire.
Voilà pourquoi, et j'en termine, il est aussi important de délivrer une parole à l'homme ou à la femme qui mendie, parfois lamentablement et même indignement, car c'est dans la parole partagée que commence à s'établir une relation symétrique, la seule qui puisse prendre place dans l'expression authentique de la charité, et qui tienne compte à la fois de la mêmeté et de l'ipséité.