"Car tel s’avère le paradoxe de la liberté selon les modernes : l’émancipation des individus de la contrainte primordiale qui les engageait envers une communauté supposée les précéder quant à son principe d’ordre, et qui se monnayait en très effectives attaches hiérarchiques d’homme à homme, loin d’entraîner une réduction du rôle de l’autorité, comme le bon sens, d’une simple déduction le suggérait, a constamment contribué à l’élargir. L’indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous les plans n’a aucunement empêché, mais au contraire a régulièrement favorisé, la constitution, à part et en sus de la sphère de l’autonomie civile, d’un appareil administratif prenant de plus en plus largement et minutieusement en charge l’orientation collective. Plus du tout sous le signe de l’imposition d’une loi extérieure, intangible, échappant à la prise des hommes puisqu’antérieure à leur volonté. Sous le signe, fondamentalement, de l’organisation du changement, de la maîtrise de l’évolution, de la définition de l’avenir — de la production de la société par elle-même dans le temps."
Marcel GAUCHET.
La démocratie contre elle-même. (Collection "Tel", N°317.)
Gallimard, Paris, 2002.
Nous avons dans cette analyse lumineuse d'un livre de première grandeur tout le drame de notre époque qui est en train de se jouer sous nos yeux. Le principe d'ordre ancien était féodal, puis il est devenu "ordinal" en ce sens que l'on décomposait la société en ordre, doté chacun d'une fonction sociale, comme dans toutes les sociétés indo-européennes ainsi que l'a démontré magistralement DUMEZIL. Le seul principe d'ordre qui prévaut aujourd'hui n'est même plus celui du mérite puisque l'on voit comment le copinage, le magouillage, l'effarante manière de juger qu'a la justice en sont les éléments principaux, monnayés en normes de droit positif. Je n'ai pas envie de donner des exemples. Il y en a trop dans l'actualité. Et puis, pour des raisons qui me sont personnelles, je ne crois pas utile d'impliquer des personnes précises, alors qu'en réalité ce que nous voyons est le résultat de la neutralité axiologique de la politique, c'est-à-dire l'absence de tout aspect moral dans la détermination des normes du droit, et en vérité le fruit de la blessure originelle de l'homme, telle que la raconte le livre de la Genèse.
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