Je viens de trouver une citation d'Hannah ARENDT qui traduit d'une manière saisissante mon sentiment profond, un sentiment que je n'ai pas su expliquer clairement depuis que j'ai ouvert ce Blog, obscurité qui m'expose aux critiques les plus virulentes de ringardise ou d'intolérance, en raison même de l'impuissance dans laquelle je suis de formuler de manière concise ma pensée. Que dit-elle Hannah ARENDT ? Ceci, qui mérite d'être ruminé et que commente dans un article qui porte le titre même de ce billet, Anne-Marie ROVIELLO : Le sujet idéal du règne totalitaire n'est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l'homme pour qui la distinction entre fait et fiction (i.e. la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (i.e. les normes de la pensée) n'existent plus.
Anne-Marie ROVIELLO démontre de manière éblouissante que ce sujet idéal est l'individu incapable de s'interroger sur la véracité et le sens des discours sur ce monde. Son texte est truffé de constatations éblouissantes. L'idéologie totalitaire, dit-elle, se caractérise par une attitude fondamentale de la pensée qui consiste en une indifférence foncière pour les idées qu'elle charrie, indissociable d'un mépris radical pour la réalité du monde dont elle prétend parler, en l'occurrence, pour l'existence concrète des hommes qui font ce monde.
ARENDT avait bien vu le côté totalitaire du romantisme allemand, et je comprends, grâce à elle, l'aversion viscérale que je porte à ce courant esthétique qui a envahi l'Europe au XIXe siècle. ROVIELLO développe ainsi : Chez ces premiers intellectuels modernes que sont les littérateurs romantiques, les mots d'esprit s'étant libérés de la tension vers le sens, s'affaissent en de simples trouvailles, et ces trouvailles sont d'autant plus réussies, c'est-à-dire surprenantes, qu'elles ont rompu toute attache avec la réalité. Les trouvailles finissent par être recherchées pour elles-mêmes, elles se ferment au sens qui ne représente plus qu'une entrave pour le libertinage de la pensée.
Il n'y a pas de réelle opposition entre la force contraignante du totalitarisme et le libertinage de la pensée romantique ; toutes deux participent d'une émancipation radicale de la pensée vis-à-vis des contraintes et limites qu'impose la visée du dire vrai et le faire sens. Ce qui compte, c'est la trouvaille, ce n'est pas son poids de sens ; l'indifférence à cette question du sens, le mépris du monde où se révèlent sens et non-sens (je glose le texte de ROVIELLO), voilà la tare essentielle de cette pensée moderne. L'idéologie totalitaire ne doit sa cohérence qu'à l'abandon total de tout ce qui peut l'entraver, c'est à dire la réalité complexe du monde.
Je vous recommande la lecture de cet article roboratif. Et je constate que tous mes billets ont été hantés par le souci de coller aux faits, d'accepter les limites et les entraves que m'imposent et la création et la loi, de chercher le sens (dont j'ai développé le statut dans un ancien billet). Il n'est pas encore trop tard pour revenir aux réalités, et combattre ce mal pernicieux qui nous fait lécher la main du pouvoir communiste chinois, au mépris des millions de paysans et ouvriers qu'il maintient dans une incommensurable misère, qui nous pousse à soutenir madame PIETRELLA au mépris de ses juges et de ses victimes, ou qui nous fait admettre dans nombre de domaines ce qu'une incessante quête du sens ne manquerait pas de nous désigner comme ignoble, inacceptable, ou répugnant.
Anne-Marie ROVIELLO.
Les intellectuels modernes, une pensée an-éthique et prétotalitaire.
In
Colloque Hannah ARENDT.
Politique et pensée.
Petite bibiothèque PAYOT, N°289.
Petite bibiothèque PAYOT, N°289.
Payot et Rivages, Paris, 2004.
1 commentaire:
Une fois de plus, vous gâtez le bon travail de "penser juste" que vous faites dans d'autres billets par une grosse dose de "penser faux" ...
Le caractère "irrationnel" du totalitarisme est très surfait. S'il peut aimer à paraître tel à ses victimes, il ne peut l'être que dans la mesure même ou il est logique, inflexible et unifié au niveau du commandement et de la hiérarchie. Le bourreau n'est jamais anti-logique ou indifférent à la vérité avec son chef. Et en ultime analyse, le chef suprême s'efforce toujours
d'être le plus rationnel possible par rapport à l'idéologie.
La véritable humilité chrétienne impose d'ailleurs d'avouer cet aspect "tout-à-fait rationnel" du totalitarisme. Au fond, la différence est-elle si grande, par exemple, entre les gêoliers-robots que décrivait Ingrid Bétancourt (vous mentionnez cela dans un autre billet) et nous qui achetons des produits bon marché "Made In China" ou autre, fabriqués dans des conditions d'exploitation atroce? Dans les deux cas, il y a la satisfaction de participer à une routine rassurante, qui, même si elle est mauvaise, fera du mal à d'autres que nous.
C'est pourquoi je n'ai jamais cru aux discours comme ceux de Hannah ARENDT ou de Primo LÉVI qui décrivent un totalitarisme abstrait, imperméable à la raison. Tous ces discours, bien loin de réagir contre le totalitarisme, en sont le prolongement direct :
en glorifiant (et en exagérant, à mon avis) son caractère irrationel, on empêche d'avance
toutes les tentatives rationnelles de le "tuer dans l'oeuf" partout ou il menace de se développer. Il est certes impossible de faire grand-chose lorsque l'on est écrasé par son stade le plus abouti et développé, mais c'est une insulte à l'intelligence humaine que de faire croire qu'il n'est que "vide de sens". Tous ces survivants de régime totalitaires qui parlent encore comme s'il n'avaient pas quitté le camp de concentration ... Il semble que la libération de leur corps n'a pas suffi à libérer leur esprit.
Bien cordialement.
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