jeudi 27 mars 2008

La solidarité, encore

La scène se passe dans le métro, ligne 9, hier, peu avant midi, du côté de la station Nation-Place des Antilles. Un homme, enveloppé d'un drap blanc comme on le serait d'un grand châle, - un drap qui lui tombe aux pieds et lui donne l'allure d'un spectre, - manifestement étranger, sans doute originaire d'Asie Centrale ou du Caucase, monte comme une flèche dans la rame. Une jeune fille, assise, mange un sandwich. L'homme la regarde, les yeux exorbités, lui fait un signe. Croyant qu'il veut un morceau de papier, la jeune fille déchire l'enveloppe de son sandwich et lui donne ce qu'elle croit être l'objet de sa demande. Il crie alors, montrant sa bouche ouverte : "Manger !". Elle lui donne le reste de son sandwich. Il s'en saisit avec une avidité, une violence qui ne peuvent venir que de l'extrême nécessité dans laquelle il se trouve, et sans dire merci, quitte le wagon, en gagne un autre où il peut déguster ce que la jeune fille lui a donné, comme l'aurait fait un chien qui, se saisissant d'un os, va se cacher derrière sa niche pour le ronger. Sauf que la jeune fille a vu en lui son semblable, et ne s'en est pas tenue aux apparences. Assise en face de moi, une dame d'un certain âge s'offusque de cette absence de merci. La jeune fille sourit et entame paisiblement la viennoiserie qui lui sert de dessert. J'en ai le coeur serré.
En rentrant chez moi, je me replonge dans l'ouvrage capital de LANZA del VASTO Les quatre fléaux, livre qui parle entre autre de ces questions. Et je tombe sur ce texte que je vous livre en tremblant, avec l'espoir extrême qu'il vous transpercera jusqu'aux moelles :
"Solidarité est un mot commode, en grand honneur aujourd'hui auprès des prêcheurs de morale. Et si par morale ils entendent utilité sociale, ils ont raison de tenir pour excellent le mot et son contenu, car c'est le moellon dont les cités humaines sont bâties, et l'équivoque qu'il contient doit être reconnue d'utilité publique.
En fait, dès qu'on appuie dessus le regard de l'esprit, on voit son amalgame se décomposer en deux éléments d'inégale valeur et de sens contraire : l'un c'est la Charité, l'autre c'est l'Esprit de Corps. L'un ou l'autre peuvent constituer la solidarité : l'un et l'autre y contribuent à quelque degré. Mais par leur essence et leurs effets ils se distinguent, ils s'opposent, ils doivent s'opposer. [...] Il va de soi que celui qui aime n'a qu'à faire ce qu'il veut pour bien faire ; qu'on n'a besoin d'user ni de contrainte pour l'écarter de l'injustice, ni de menaces pour le rappeler à ses devoirs ; que là où la charité règne, il ne peut subsister ni dol, ni vol, ni violence, ni division, ni oppression, ni révolte."
Cette jeune fille, diront les uns, a fait preuve de solidarité ; les autres prétendront qu'en faisant ce qu'elle a fait, elle encourage la mendicité des immigrants. Ceux qui ont des yeux pour voir, y reconnaîtront tout simplement la charité. Et ceux qui ont l'esprit de corps, s'appuyant sur de nombreux faits de ce type venus à leur connaissance, prendront des dispositions législatives contraignantes, soit pour "redistribuer" à ces pauvres gens, soit pour les "expulser", les repousser loin de nos regards qui risqueraient d'être blessés par ces bêtes traquées. Aucun ne reconnaîtrait le fruit d'une action véritablement libre dans le geste de cette jeune fille. (Bien entendu, cela n'exonère pas les pouvoirs publics de l'obligation d'assurer une vie matérielle convenable à leurs administrés, mais pas à la façon des rengaines qu'on nous sert sur la solidarité de tel côté, sur l'immigration de tel autre.)
Alors que la justice voudrait de nous que nous n 'entretenions pas notre niveau de vie par une injuste rétribution des matières premières et des produits venus dans les pays d'où affluent les miséreux. Avis à tous les bien-pensants de gauche. Avis à tous les fanatiques de la prétendue liberté à droite.

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