mardi 28 décembre 2010

Morale et et transcendance ; une réponse à Jade

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Je prie mes lecteurs habituels de bien vouloir pardonner la longueur inhabituelle de ce billet. Mais le propos est d'importance et je vais le développer en trois parties, indissolublement liées.
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(a) Éclaircissement à l'intention de Jade.
Il faut d'abord que j'éclaircisse le billet intitulé "L'autre", que Jade a fort justement trouvé obscur. Pour le comprendre, il faut le replacer dans un contexte historique, celui de l'importation en Europe des idées et des oeuvres attribuées à CONFUCIUS, et de leur traitement, d'abord par les jésuites, puis par les philosophes des Lumières, puis, en réaction paradoxale par ceux que le Pr Anne CHENG appelle les "philosophes professionnels" (HEGEL en particulier). Je vais faire le plus bref possible. Les idées et les oeuvres de CONFUCIUS ont été importées en Europe par les jésuites. Un immense travail d'étude et de traduction avait commencé avec Matteo RICCI qui voyait en CONFUCIUS un sage, un rationnel, un homme droit dont le message non seulement ne s'opposait pas à celui de Jésus, mais l'appelait. Du reste, tout un courant de pensée, celui des jésuites dits "figuristes" se plaisait à retrouver dans les oeuvres de Maître KONG les traces d'une révélation originelle. En 1687, le Roi Soleil aide à la publication d'une traduction latine de plusieurs classiques confucéens. L'ouvrage, magnifiquement illustré, et publié sous la direction du père COUPLET, est intitulé "Confucius sinarum philosophus". VOLTAIRE, avec l'esprit qu'on lui connaît, et la haine viscérale qu'il porte à l'Infâme, le sentiment profondément antichrétien qui l'anime, voit en CONFUCIUS un autre lui-même : un agnostique, un homme tolérant, un rationnel qui se passe fort bien de Dieu. Il utilise en quelque sorte la sécularisation relative des pensées de CONFUCIUS par les jésuites, pour la subvertir au profit de sa cause. Retenons cependant que ces philosophes pensent qu'ils ont identifié un ensemble de valeurs qui vaut pour toute l'humanité, un ensemble de valeurs qui en quelque sorte la surplombe. Il ne sont pas conscients du caractère contingent et historiquement situé de leur réflexion. J'admets que leurs réactions contre un clergé qui entend diriger dans les moindres détails la vie des hommes a un fondement, celui des droits inaliénables de la conscience.
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Vient alors l'éclosion de la grande école philosophique allemande, dont HEGEL est le plus éminent représentant. Dans son Histoire de la philosophie (en réalité un ensemble de notes prises et publiées par ses étudiants et auditeurs), HEGEL n'hésite pas à dire qu'il aurait mieux valu pour la réputation de CONFUCIUS que ses oeuvres ne fussent jamais traduites en allemand ! Elles manquent de réflexivité et de systématicité, dit-il. Pour qui a lu un peu les oeuvres de Maître KONG, une telle opinion est d'une rare arrogance.
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C'est alors qu'intervient, en Chine, la révolution moderniste du 4 mai 1919. Beaucoup d'intellectuels chinois pensent que les humiliations et les défaites de la Chine ont pour raison son refus de la modernité à l'occidentale. Nombre d'étudiants sont alors envoyé aux Etats Unis pour y faire des études, dont le fameux HU SHI qui suivra les leçons du philosophe pragmatiste DEWEY. Il est assez difficile d'expliquer en quelques mots ce qu'est le pragmatisme ; HU SHI le dira (avec Joël THORAVAL) de la manière suivante : "c'est le fait de cesser de traiter l'expérience dans une perspective exclusivement épistémologique et de considérer à l'inverse le moment de la connaissance comme une simple étape dans l'interaction plus vaste entre 'l'intelligence créatrice', qui est aussi collective, et son environnement humain et non humain". Voilà ce qu'est 'l'ethnocentrisme bénin' dont je faisais état dans ce billet obscur : accepter de relativiser son point de vue sur la connaissance, au lieu de l'absolutiser au nom de réflexions philosophiques abstraites prétendant fonder la validité d'un savoir et comprendre que l'approche que l'on a du réel dépend de la vision du monde que lègue à chaque être humain la culture que lui a léguée sa patrie.
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(b) Une morale est nécessaire ; a-t-elle un fondement ?
Dans ce livre essentiel qu'est l'ouvrage de Jean STAUNE, La vie a-t-elle un sens ?, il y a une courte analyse d'une réflexion d'André COMTE-SPONVILLE développe dans son livre Morale sans fondements. COMTE-SPONVILLE y démontre, de manière convaincante dit STAUNE, que nous ne pouvons fonder nos valeurs et notre morale ni sur l'homme (affirmation des humanistes matérialistes) car il est capable du pire, ni sur la nature (affirmation des écologistes) car elle n'est ni morale ni immorale, mais tout simplement amorale [il y aurait là des choses à nuancer selon moi], ni sur l'histoire (affirmation ô combien sanglante des marxistes) car elle n'a pas de sens précis, ni sur la science (affirmation des scientistes) car, comme la nature, elle ne se préoccupe pas de moralité. Et COMTE-SPONVILLE de conclure que seule une transcendance peut servir de fondement. Seule la transcendance a valeur universelle. Si elle n'existe pas, là est le point crucial qui sépare le croyant de l'agnostique, il nous faut respecter une "morale sans fondements". Un homme comme notre philosophe en est certes capable, et par là il se rapproche sans doute des stoïciens. Mais la société ?
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(c) Il n'y a pas de morale possible sans transcendance.
Je disais dans mon billet L'autre, l'impuissance de la seule raison humaine à trouver la vérité. Elle est nécessaire pour y accéder, à l'évidence, mais il y faut autre chose. Et à mon avis, c'est parce que les hommes en général, et les responsables des communautés humaines en particulier, ont perçu cette exigence qu'ils ont senti la nécessité d'inventer une parole divine, extrinsèque à la société. Elle dicte de l'extérieur de la conscience les comportements humains et permet d'introduire l'harmonie sociale, ou une certaine harmonie sociale. La loi est venue suppléer progressivement au manque d'adhésion des sociétés développées à un tel schéma de contrainte. Il revient donc à toute conscience droite de chercher s'il existe une parole divine qui rend libre. Je crois avoir dit déjà que Jésus est cette parole. J'y reviendrai.
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J'espère ne pas vous avoir lassés par ce billet un peu long, sans doute encore très elliptique, qui ramasse des années de réflexions, des réflexions que je continue de mener chaque jour.
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1 commentaire:

Geneviève CRIDLIG a dit…

Ces éclaircissements synthétiques reflètent effectivement une longue fréquentation des penseurs cités : je saurai en faire un fil de mes futures lectures.