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Un ami alsacien m'envoie ce texte dû à un Sénateur honoraire sur le nucléaire et ses enjeux. Il est long. Mais il mérite d'être lu dans son entier. Je ne ferai aucun commentaire. Le texte est équilibré et bémolise des propos qui pourraient ne pas être objectifs. Il est factuel et se borne à exposer des données chiffrées pour éclairer nos choix.
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Après la décision de l'Allemagne de sortir définitivement du nucléaire d'ici 2022, la banque d'investissement allemande KFW a estimé, le 19 septembre, à 250 milliards d'euros au total les investissements nécessaires en Allemagne d'ici 2020 pour sortir du nucléaire et financer les énergies renouvelables.
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Mais si la France décidait elle aussi de sortir du nucléaire, combien cela coûterait-il ? Sur cette question capitale qui est devenue l'un des enjeux politiques majeurs des prochaines présidentielles, il existe peu d'études rigoureuses et objectives récentes et les chiffres avancés varient bien entendu considérablement en fonction des acteurs interrogés.
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Le patron d'EDF, Henri Proglio, a par exemple affirmé le 9 novembre qu'abandonner le nucléaire "menacerait 400.000 emplois directs et indirects de la filière nucléaire et 500.000 emplois dans les entreprises actuellement localisées en France, qui risqueraient de partir à l'étranger." Selon lui, un million d'emplois seraient menacés et le coût pour le pays serait d'au moins 0,5 point de PIB. Dans le scénario d'un remplacement du parc nucléaire français par une production constituée pour moitié d'énergies renouvelables et pour moitié de centrales au gaz, il estime que les prix seraient multipliés par deux et que 400 milliards d'euros seraient nécessaires pour substituer les énergies propres au nucléaire et adapter le réseau à cette mutation énergétique.
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On peut bien sûr rétorquer que les hypothèses de Monsieur Proglio manquent d'objectivité mais il n'en demeure pas moins qu'une sortie du nucléaire aurait un coût très important et, qu'en s'appuyant sur les données disponibles et publiées dans différents rapports officiels, on peut essayer de l'évaluer.
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Avec 62 600 MW de puissance nucléaire installée, la France représente à elle seule 17 % de la puissance nucléaire mondiale. Le parc nucléaire français, le deuxième au monde, compte 58 réacteurs répartis sur 19 sites. Avec environ 410 TWh par an, la production d'électricité nucléaire représente les trois quarts de la production totale d'électricité française et 80 % de notre consommation brute d'électricité.
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En supposant, par souci de simplification des calculs, que notre consommation électrique puisse être stabilisée à son niveau actuel et que la part de l'électricité thermique et hydraulique reste constante, pourrions-nous remplacer notre production électrique nucléaire actuelle par des sources d'énergies renouvelables ?
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Imaginons que, d'ici 2040, on veuille remplacer notre électricité nucléaire pour moitié par de l'énergie solaire et pour moitié par de l'éolien (un quart avec de l'éolien terrestre et trois quarts avec de l'éolien marin). Dans cette hypothèse, il faudrait, en se basant sur les rendements moyens actuels de production de ces énergies, installer au moins 2000 km2 de panneaux solaires, plus de 3 400 éoliennes terrestres géantes (115 par an) et 8 400 éoliennes marines (280 par an). Une telle montée en charge des énergies renouvelables représenterait au moins 100 milliards d'euros d'investissement.
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A ces sommes, il faudrait encore ajouter la construction probable d'une quinzaine de centrales thermiques supplémentaires de 400 MW (soit un investissement de 5 à 10 milliards d'euros), pour pallier, dans tous les cas de figure, les inévitables fluctuations de la production d'électricité solaire et éolienne (ces énergies étant par nature diffuses, intermittentes et irrégulières). Il faudrait encore financer l'adaptation complète de notre réseau (environ 5 milliards d'euros) et sa transformation "en grille" avec des compteurs intelligents et des moyens massifs de stockage de l'électricité (air comprimé, hydrogène, gaz, sels fondus). Il faut enfin ajouter le coût considérable du démantèlement de nos centrales nucléaires, de l'ordre de 26 milliards d'euros (450 millions d'euros par réacteur selon les dernières estimations).
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En supposant même que nous puissions réussir à stabiliser notre consommation globale d'énergie au niveau actuel, ce qui serait déjà très difficile, une telle transition énergétique serait donc longue, très coûteuse et très complexe à mettre en œuvre : un ordre de grandeur d'au moins 150 milliards d'euros semble réaliste. Encore faut-il préciser que cette estimation a minima ne prend pas en compte le coût de reconversion des 125 000 emplois directs (4 % de l'emploi industriel) et 410.000 emplois au total (directs et indirects) et de l'impact économique sur ce secteur industriel stratégique : 12,3 milliards d'euros de valeur ajoutée, soit 0,71 % de la contribution au PIB.
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Elle n'intègre pas non plus le gain économique et environnemental considérable que représentent les 380 millions de tonnes de CO2 évitées par an (l'équivalent des émissions réelles annuelles de la France), grâce à notre production d'électricité nucléaire. Si l'on retient comme "valeur-carbone", sur le marché européen d'échange de quota, l'hypothèse défendue par Christian De Perthuis (100 € la tonne de CO2 en 2030), c'est donc au moins 38 milliards d'euros que la France devrait débourser en 2040 si elle devait se passer du nucléaire à cette date pour produire son électricité, sauf si elle parvenait à produire en 30 ans plus de 400 TWh d'électricité en émettant aussi peu de CO2 qu'avec le nucléaire, ce qui semble, sans rupture technologique majeure, un objectif très difficile à atteindre.
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Il faut en effet rappeler que, comparée à d’autres pays développés, la France émet moins de CO2 grâce à son énergie électrique produite à 90 % avec des technologies non émettrices de CO2 : énergie nucléaire (entre 75 % et 78 %) et énergie hydroélectrique (entre 11 et 13 %). En 2010, un Français émettait en moyenne 6,1 tonnes de CO2 par an, contre 10,5 tonnes pour un Allemand et 8 tonnes pour un Européen (moyenne par habitant des 27 pays de l'UE). Rappelons le : grâce au nucléaire, un Français émet 40 % de CO2 en moins qu'un Allemand, soit une différence de plus de 4 tonnes de CO2 par habitant et par an de part et d'autre du Rhin !
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Il est vrai que la production d’un kWh entraîne en France l’émission de seulement 80 grammes de CO2, contre 620 g aux Pays Bas, 670 g en Allemagne, 870 g au Danemark ! Si nous voulions sortir du nucléaire en maintenant notre consommation électrique à son niveau actuel et en continuant à diminuer nos émissions de CO2 pour lutter contre le réchauffement climatique, nous devrions, non seulement développer de manière massive les énergies renouvelables, mais également généraliser l'installation dans les centrales thermiques de systèmes de capture et de séquestration de carbone et accélérer la mise aux normes énergétiques très coûteuse de l'ensemble des bâtiments et logements.
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Au total, si l'on prend en compte l'ensemble des coûts économiques, sociaux et environnementaux d'une sortie du nucléaire, la facture totale serait en tout état de cause de plusieurs centaines de milliards d'euros. Cette sortie du nucléaire, même étalée sur 30 ans, aurait pour notre pays un coût global direct et indirect très important qui se traduirait inévitablement par une hausse de nos émissions de CO2 (alors qu'elles ont fortement diminué depuis 1990) et une augmentation sensible du prix de l'électricité pour les entreprises et les ménages, même si l'ampleur de cette augmentation fait l'objet d'âpres débats entre spécialistes et varie en fonction des hypothèses énergétiques retenues.
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Or, toutes les enquêtes d'opinion récentes montrent que, si une majorité de Français semble plutôt favorable à une sortie progressive du nucléaire sur une longue période, nos concitoyens refusent à 72 % de payer plus cher leur facture d'énergie pour sortir du nucléaire ! Il y a là un paradoxe français redoutable dont il faut absolument sortir.
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La question de la sortie du nucléaire est donc une question politique qui relève d'un choix démocratique majeur. Cette question peut être formulée ainsi : quand nous aurons estimé, en nous appuyant sur les scénarios les plus probables et les plus objectifs possibles, le coût réel global de sortie du nucléaire et son impact inévitable sur le prix de l'énergie, serons-nous prêts à assumer toutes les conséquences de ce choix et à payer en outre sensiblement plus cher notre énergie en échange de la suppression d'un risque certes réel mais d'une faible probabilité de survenue dans notre pays, compte tenu du très haut niveau de sûreté de nos installations et de la spécificité géographique et climatique de la France ?
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Certains écologistes lucides et non des moindres, comme Patrick Moore, ex-dirigeant et fondateur de Greenpeace, ont changé de position sur le nucléaire et admettent l'idée que le recours au nucléaire, comme énergie de transition, est inévitable, avec des normes de sûreté accrues, pour les décennies à venir, si nous considérons que la priorité absolue de l'humanité est de limiter le réchauffement climatique en réduisant drastiquement ses émissions de CO2.
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Le mouvement écologiste n'échappera pas à ce débat et devra évoluer sur la question du nucléaire qui constitue avec les autres grands leviers définis par Solow (économie d'énergie, amélioration de l'efficacité énergétique, lutte contre la déforestation, réorientation de l'agriculture, capture du CO2 et développement des énergies renouvelables) un moyen de production massif d'énergie non carbonée que nous ne pouvons pas nous permettre de refuser, face à l'immense péril du réchauffement que de nouvelles observations et études scientifiques confirment chaque jour.
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Les réponses paradoxales de nos concitoyens, qui souhaitent majoritairement, après le traumatisme de Fukushima, sortir du nucléaire mais refusent totalement de prendre en charge le coût de cette sortie, montrent bien à quel point il est nécessaire d'ouvrir un vrai et long débat démocratique pour ne pas céder aux visions réductrices et idéologiques qui polluent et dominent ce débat et éclairer sereinement ses enjeux économiques, sociaux et politiques, complexes mais décisifs pour notre avenir.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat