Comme le poète, je me souviens des jours anciens et des premières vacances que je pris quand j'étais enfant.
C'était en juillet 1946. Nous sortions de la guerre, et les facilités que nous offre la vie contemporaine n'étaient pas encore nées. Mes parents louèrent une petite maison à Saint-Paul-aux-Bois dans l'Aisne, juste à côté du presbytère, alors occupé par un de mes grands-oncles, curé de ce charmant village. C'est là que je fis pour la première fois connaissance avec la brûlure des orties. Mon grand-oncle disposait pour sa paroisse d'une salle, passablement délabrée - elle était en bois -, qui sentait le grésil et l'eau de Javel. Nous allions avec mes soeurs jouer dans cette salle qui nous paraissait plus belle qu'un château de légende. Allez savoir pourquoi, en fin d'une belle après-midi, chaude, ensoleillée et qui sentait la prune, je me mis en tête de sortir de cette salle non point par la porte, mais par l'une des fenêtres entrouvertes depuis des siècles car depuis des siècles le bois en avait joué et elle ne s'adaptait plus au chambranle. Fort opportunément, la salle n'avait pas d'étage ; moins opportunément, la fenêtre donnait sur des orties. J'escaladais hardiment l'huisserie, je dérapais et je tombais au beau milieu de ces affreuses herbes. Je garde encore, vivace en ma mémoire, le souvenir de ces brûlures, je vois les plaques surélevées que les piquants de ces herbes malfaisantes avaient laissé sur ma peau de petit enfant. Et je me souviens des frictions de vinaigre que maman y fit pour atténuer la douleur.
Vint le mois d'août. Le quinze était une grande fête pour le village. On avait décoré l'église de guirlandes de fleurs en papier, et quelques agriculteurs avaient prêté des grands chariots attelés pour que l'on fît des chars retraçant la vie de la Vierge Marie. L'un d'eux transportaient des petits enfants déguisés en ange, et ma plus jeune soeur faisait partie de cette céleste milice. Ô souvenirs combien délicieux de ces jours où la campagne n'était bercé que par les cloches de l'angélus tri-quotidien, le hennissement des chevaux de trait ou le meuglement de paisibles vaches qui tiraient des charretées de foin.
L'année suivante, nous passâmes nos vacances à Largny-sur-Automne, toujours dans l'Aisne. Maman attendait son cinquième enfant, et dans l'insouciance de mes sept ans, hormis l'annonce que mon père m'avait faite de la future naissance, je n'avais pas remarqué que les formes de maman s'étaient arrondies. Elle était fort fatiguée. Aussi nous avait-on mis pour un mois chez des parents éloignés. Ils tenaient une sorte de dépôt d'épicerie, qui sentait le foin et la vache, et dont les rayons étaient maigrement garnis de quelques produits de première nécessité. Mon père, qui était pharmacien, avait apporté avec lui, parmi d'autres cadeaux, un énorme paquet de boules de gomme mentholées. Elle furent soigneusement placées dans un grand bocal de verre, et - je n'invente rien - revendues comme des aubaines aux gamins du village, pour le prix de 50 centimes de l'époque (environ un millième d'euro de nos jours) chaque boule de gomme. C'était de braves gens que ces parents-là, et en général, les petites mains où ils déposaient ces trésors sucrés en avaient largement plus que demandé. Nous passions des heures chez le maréchal-ferrant. Les fers des chevaux luisaient d'un rouge profond, le soufflet faisait ronfler la forge, et l'atelier sentait une délicieuse odeur de corne brûlée. Le maréchal-ferrant était aussi le sacristain. C'est lui qui sonnait l'angélus. Il fallait voir les petits garçons du village s'accrocher à la corde qui mettait la grosse cloche en branle. Ils s'enlevaient avec elle, emportés par le mouvement du battant que ne contrôlait plus le sonneur. Nous allions aussi glaner dans les champs. Les moissonneurs faisaient des gerbes, et ils les amoncelaient en meule, avant que la batteuse ne vienne sur place pour séparer le grain. Alors, avec mes soeurs, nous allions ramasser les quelques tiges encore garnies d'épis, épargnées par les moissonneurs. Nous les froissions et nous mangions avec délice ces grains qui sentaient la vie, le soleil et la joie de vivre. Ô doux moments de mon enfance ! Ô moments délicieux où je découvrais les merveilles de la nature, le dur labeur des hommes, le prix du travail, le poids du jour et l'inlassable patience des paysans.
Voilà à quoi, en ces jours lourds, accablés d'une chaleur poisseuse, empestés de vapeurs d'essence, je pense ; expérience unique d'un monde qui est mort, où j'eus encore la chance de voir, au moment des semailles, alors que nous allions chez mon grand-père, le geste auguste du semeur puisant le grain dans un grand sac qu'il portait en bandoulière, et le jetant avec noblesse au sillon tout frais.
Je me souviens des jours anciens.
4 commentaires:
Cher auteur,
la date au début de votre dernier billet m'a rappelé une anecdote que
m'avait contée un professeur de français, au sujet d'une composition ayant
pour thème "La meilleure journée de votre vie", et où un écolier se fait
gronder par ce qu'il a été le seul dans la classe à décrire une journée
innocente à la campagne alors que tout le reste de la classe, bien endoctriné, a fait
l'éloge de la Libération ....
J'ai trouvé votre dernier billet assez différent de vos précédents billets "touristiques",
et j'ai du mal à croire que les sentiments que vous y évoquez soient
personnels, authentiques ; c'est trop cliché, stéréotypé ....
Surtout qu'à la fin vous écrivez "un monde qui est mort" (cela
sonne comme "Dieu est mort"), en bon moderne qui
ne laisse aucune chance au passé ... on a l'impression que ce passé,
vous ne l'évoquez qu'en sentimentaliste, pour le "frisson", comme d'autres
vont voir des films d'horreur; et que, le moment passé, vous êtes très
heureux de retrouver les vapeurs d'essence et le reste ...
Les écrits de Simone WEIL et de Marcel LÉGAUT vous font réflechir. Même
Sacha BARON COHEN et Ségolène ROYAL vous font réfléchir ! Pourquoi vos souvenirs d'enfance ne vous font-ils pas réfléchir autant ?
Amicalement,
E. D.
Si, cher monsieur, ces sentiments sont authentiques. je regrette qu'ils vous paraissent stéréotypés. Pour moi, ils ne le sont pas. Je vais avoir 69 ans dans 4 jours. Sans doute est-ce parce que cet anniversaire qui approche me rappelle ces moments vraiment délicieux, où quittant les angoisses et les incertitudes de la guerre, j'ai rencontré la campagne pour la première fois. Les épisodes que je raconte sont strictement authentiques, et je les revis avec une très forte intensité ; je vois les odeurs, les couleurs, les bruits. Je n'ai pas évoqué l'odeur de la corne brûlée des sabots qui envahissait l'atelier du maréchal-ferrant, mais je l'ai encore dans les narines.
Le monde ce ce temps, cher monsieur, est mort. C'est ainsi. Il n'y a pas à pleurer, à le regretter ou à s'en réjouir, mais simplement à le constater. J'ai un contact assez bon avec le réel, et je crois savoir profiter des moments du présent ; je n'ai donc pas rajouté, comme le dit le poète (Verlaine ?) "je me souviens des jours anciens ET JE PLEURE". Je l'aurais pu. Mon propos n'était pas dans ce billet de réfléchir sur ces souvenirs d'enfance, mais de les évoquer, pour que d'autres, qui en auraient d'analogues, puissent à leur tour se resouvenir. Mais puisque vous m'y inciter, je vais le faire.
Merci d'être si fidèle.
Bien amicalement.
Cher Philippe,
Ton évocation d'une journée à la campagne est très sincère et très authentique, j'en ai vécu de nombreuses tout à fait identiques dans mon enfance . Merci pour ces souvenirs des jours anciens... Avec mon amitié.
Cher Philippe;
Ton enregistreur de commentaires fait des erreurs, je ne suis pas Christophe Coursières , mais Georges Michel
A+
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