samedi 17 juillet 2010

Gobineau, toujours

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Nous étions au premier étage d'un restaurant italien. Je déjeunais avec une très chère amie et sa cousine. Conversation pétillante sans être superficielle, profonde sans être ennuyeuse, savante sans être cuistre. Tout à trac, cette amie, qui lit assez régulièrement mes billets, me dit : "Finalement vous êtes un homme de droite." Silencieux d'abord, je regardais un moment couler la Seine qui scintillait sous le soleil radieux. Je ne savais que répondre, et me défendis mollement contre ce jugement (qui ne semblait pas correspondre à ce que je pense être vraiment). Je n'y décelais même pas cette teinte d'accusation voilée si chère à nos têtes pensantes et politiquement correctes. C'était un constat. Après tout, on peut être classé de droite ou de gauche sans pour autant être infâme.
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Et puis le mot dans ma tête a fait son chemin. Ces catégories, issues tout droit de la Révolution, puis de la République de laquelle elle fut engendrée, me paraissent complètement inadaptées à l'homme concret. Certes, elles correspondent à des systèmes politiques et idéologiques, auxquels nous sommes obligés de nous référer par la force des choses, celle des partis et des élections. Mais je déteste le conservatisme petit bourgeois qui semble marquer certaines personnalités emblématiques dites de droite ; et je vomis la haine qui suinte de tous les pores de la peau de certains hommes et femmes politiques dits de gauche. Bien entendu, je m'efforce de ne pas généraliser. Il y a de part et d'autre des responsables politiques très respectables. Mais ils se réfèrent à une idéologie, à un parti. On sait ce que Simone WEIL pense des partis. Elle m'a entièrement convaincu de la justesse de ses analyses.
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J'en étais là de mes réflexions, lorsque, hier, rangeant l'invraisemblable amas de livres qui dorment dans un box, faute de pouvoir être logés chez moi, je tombe sur un ouvrage remarquable du Comte Arthur de GOBINEAU, Les Pléiades. Il n'y a pas de hasard. Combien de fois l'ai-je dit dans mes billets ! Non, il n'y a pas de hasard. Ce roman met en scène des personnages très divers de par leur origine sociale, leur culture, leur métier. Mais tous sont des Pléiades, c'est-à-dire des gens qui habitent leur vie, et portent à leur plus haut degré les dons qu'ils ont reçus du ciel. Et je me disais (a) que je partage l'analyse du Comte ; (b) que le but de toute politique est de permettre à tous de faire partie de cette constellation brillante. Alors, j'extrais, pour votre plaisir et votre réflexion, ces quelques pensées, avant de les commenter, en y apportant quelques bémols dans certains de leurs aspects qui peuvent paraître choquants s'ils ne sont pas éclairés.
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"On n'est pas grand, on ne le devient pas, quelque effort qu'on y fasse, quand on est pas heureux. Être heureux, c'est une vertu et une des plus puissantes."
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Et plus loin, ceci :
"Le monde moral est en tous points semblable à ce ciel étoilé dont s'arrondissent en ce moment les magnifiques profondeurs. Mon regard n'y découvre, n'y cherche, n'y veut voir que les êtres étincelants qui, le front couronné de scintillements éternels, se groupent intelligemment dans les espaces infinis, attirés, associés, par les lois d'une mystérieuse et irréfragable affinité... constellations, réunions, groupes, soit fixes soit errants, cela seul est digne d'admiration et d'amitié... cette idée présente, toujours, dans tous les siècles, sous toutes les formes de sociétés... à la pensée des honnêtes gens, des gens de conscience et de puissance, des hommes qui savaient penser et exécuter, et qui n'ont jamais manqué, en s'isolant de la foule, de se qualifier de Pléiade."
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Je tiens pour acquis que la division de la société en "classes" est un moyen absolu d'empêcher les Pléiades qui les habitent de se reconnaître et d'entraîner l'ensemble du corps social par la réunion de leurs vertus. Je tiens pour non moins évident que multiplier les prestations sociales à nombre de nos concitoyens, revient à leur ôter la dignité d'une relation symétrique avec tous ceux qui n'en bénéficient pas. Il n'y a pas trente-six moyens de rentrer en relation avec l'autre ; il n'y en a qu'un qui consiste à le considérer comme son semblable absolu et à établir avec lui des échanges de sujet à sujet, et non pas de sujet à objet, comme c'est hélas trop souvent le cas. Comment peut-on, sauf à être membre d'une Pléiade, reconnaître à l'autre sa dignité de sujet quand on l'abreuve d'une montagne de papiers à remplir, à un guichet servi par un fonctionnaire qui trouve son pain en assurant à grand peine celui des pauvres ? Cela est impossible ou demande un effort sur soi-même considérable. Il y a sans aucun doute des pourvoyeurs de prestations qui joignent à la considération pour l'autre une grande délicatesse. Et c'est en cela qu'ils sont grands. Tous devraient l'être. Même raisonnement pour tous les professionnels, tous les métiers, toutes les fonctions sociales.
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Bien entendu, une Pléiade n'attend pas d'être sollicitée pour partager, ni de voir sa sensibilité ébranlée par des médias pleurnichards pour voler au secours de la misère, et soutenir de son vote, l'homme qui propose de justes solutions pour répartir équitablement les richesses. L'homme concret, il le voit ; les communautés naturelles, il les voit, les aime, les respecte et les défend : famille, commune, province, corps de métier, etc.
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Une Pléiade ne confond pas le plaisir et le bonheur : il est des moyens d'être heureux, sans avoir de Mercédès ni de château, ni de majordome (dangereux, ça, un majordome), ni de comptes en banques dispersés un peu partout. Mais il sait qu'il n'est pas possible de donner sa mesure sans avoir une idée juste du bonheur, mélange subtil d'une nature dont les besoins matériels essentiels sont satisfaits et d'un esprit qui trouve sa joie dans la contemplation de la nature, l'art et la beauté, l'amitié, l'amour. Voilà des énergies renouvelables... Et c'est mieux que le vent, non ?

2 commentaires:

Geneviève CRIDLIG a dit…

Mon bonheur en lisant ce billet a été de retrouver celui que j’éprouvais à la lecture de vos anciennes citations : j’adorais la première phrase et souvent la seconde. Idem ici. L’imagination s’envole. Et tout le texte en est imprégné.

Evidemment ce n’est pas le but de ce blog et mon commentaire peut paraître tomber à plat et ne pas tenir compte de la gravité du problème posé. Mais n’empêche : réussir à procurer un moment de joie dans un texte qui traite du bonheur. ..
A mon avis, c’est le premier billet qui allie réflexion et cette qualité d’écriture pour laquelle je ne trouve pas de nom.

Enfin je souhaiterais que vous développiez cette notion : « Être heureux, c'est une vertu et une des plus puissantes."
+ une énergie renouvelable.

Anonyme a dit…

Mon cher Philippe.

Effectivement, c'était un simple constat, même pas référencé dans mon esprit à la révolution.
Pour moi droite et gauche sont deux "natures" la droite l'ordre et la continuité, la gauche le mouvement et le changement. Deux forces nécessaires à la vie.

Dans l'univers politique j'ai remarqué que les analystes les plus fins et les plus intelligents capables d'embrasser des angles de vue différents concluaient cependant selon leur "nature" profonde. Je pense à Raymond Aron qui se plaisait à citer un auteur espagnol (je crois): "être de droite ou de gauche c'est être hémiplégique". Lui-même concluait généralement à droite des analyses qui auraient pu être faites à gauche.

Sur la suite de votre raisonnement il n'y a rien à dire, votre lyrisme m'émeut et m'éblouit. Il me semble simplement que le monde moral que vous évoquez n'a rien à voir ni avec la droite, ni avec la gauche. C'est une autre dimension...

Avec ma sincère amitié. Dany