7 août 1954. Nous sommes dans la cathédrale de SOISSONS, pour les obsèques d'un homme qui eut un rôle important dans l'économie de sa région. Vient le moment de l'homélie. Le chanoine MILLOT s'avance. Aux pieds du cercueil, sur un coussin brillent les nombreuses décorations du défunt, au milieu desquelles se détache la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. De cela, le disparu n'a rien emporté avec lui. Vanitas vanitatum. Et voilà l'inouï qui nous est révélé, voilà sa vraie richesse, voilà son bagage d'éternité :
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"Le 22 décembre 1944, 42 prêtres venant de NEUENGAMME, arrivent au camp de DACHAU - exténués (fatigue - coup - faim). Trois étaient morts dans le voyage. Un autre devait expirer sur un banc entre la gare et le camp. Deux autres étaient jetés dans les flammes du Krematorium moins de 48 heures après.
Le soir de notre arrivée, je voyais venir à moi à la porte du Block de quarantaine, un Français, les traits tirés, les yeux ardents : "Vous êtes prêtre ? de SOISSONS ? - Je suis X.... de SOISSONS. Prenez cela - je reviendrai demain. Il me tendait un bout de pain. [...] Le 23 décembre 1944 naissait entre lui et moi une amitié fraternelle qui allait s'affirmer, se fortifier au milieu des épreuves les plus terribles qu'un être humain puisse endurer."
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Le chanoine MILLOT a des larmes dans les yeux. Il a eu la mâchoire fracassée pendant son passage à DACHAU, et comme il le dit lui-même, "ces paroles sortant d'une bouche encore marquée par la déportation, seront avec ma prière, l'ultime merci à celui qui fut dans les moments les plus tragiques de ma vie un frère si profondément humain et chrétien".
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Cet homme dont parle le chanoine MILLOT, c'est mon grand-oncle, le frère de cette grand-mère extraordinaire dont j'ai parlé ici-même à plusieurs reprises. Il a été déporté, sur dénonciation, pour faits de résistance. Jamais il ne nous avait fait cette confidence du pain donné, et il a fallu l'occasion de ses obsèques pour apprendre sa bonté. Et l'on voudrait que je ne sois pas fier d'être Français ? Oh, certes, il y a eu bien des bassesses de la part de mes compatriotes pendant la seconde guerre mondiale. L'une de mes soeurs, Directeur de Recherches (aujourd'hui honoraire) au CNRS, et spécialiste de l'histoire de la Résistance et de la vie quotidienne sous l'occupation, nous en a raconté de bien belles à ce sujet. Mais il y a eu ces témoins (martyrs au sens étymologique) dont on ne parle guère et qui furent l'honneur de la Patrie. Il faut imaginer l'abnégation que représente le don de son pain dur, pour celui qui voit autour de lui, comme il nous le racontait, des déportés russes arracher le foie des cadavres pour s'en repaître. Je suis désolé de devoir donner ces détails. Mais il le faut pour que compreniez quelle a été l'atmosphère dans laquelle j'ai été élevé : celle du respect de soi-même.
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Il n'y a pas de hasard disais-je. Et c'est bien vrai. Je lis dans l'un des journaux gratuits distribués aujourd'hui un petit article consacré à un livre de Françoise LABORDE et dans un autre les confidences d'Alexandre JARDIN sur son grand-père, Jean JARDIN.
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Commençons par le livre de Françoise LABORDE : Une histoire qui fait du bruit. Bien qu'il s'agisse d'un roman, la romancière n'hésite pas à y insérer des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Il apparaît que "les cheminots français se seraient distingués, dit l'article, par la passivité avec laquelle ils auraient laissé circuler les trains de déportation. Seul un machiniste français a refusé de conduire un train de déportation durant toute l'Occupation". (Voilà qui est factuel)
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Continuons par celui d'Alexandre JARDIN. Il avait un grand-père vichyste, chef de cabinet de LAVAL en 1942. Une chercheuse, Annie LACROIX-RIZ passe son temps à ausculter, analyser, décrypter les Archives nationales, celles de la Préfecture de Paris, de la Banque de France, des Chambres de Commerce. Et elle transmet ces informations à Alexandre JARDIN, accablé : "C'est pire que ce que j'imaginais", dit-il. Mais le point n'est pas là. L'article s'accompagne d'un entrefilet de commentaires. Alexandre JARDIN y déclare qu'il a reçu depuis la parution de son livre sur le passé de son grand-père, des messages, des lettres. Il en est une qui le trouble profondément et qu'il nous livre : "La fille d'un cheminot raconte comment 'son père était chargé de vider les seaux hygiéniques des trains qui partaient pour AUSCHWITZ et revenaient vides. Petite fille, dit-elle, elle avait entendu parler à mi-mots de ces seaux devenus tabous dans sa famille'."
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L'intérêt de ces deux articles vient de ce que deux journaux indépendants l'un de l'autre, publient le même jour des articles portant sur le même sujet, celui du comportement des cheminots pendant la guerre. (a) D'abord, il y en a eu qui ont été héroïques. Cela est vrai. Il faut le dire. Mais ce sont des personnalités exceptionnelles. (b) Ce n'est donc pas le corps tout entier des cheminots qui a eu cette attitude digne et admirable. Que pour des raisons politiques, on ait mythifié (cf. La bataille du rail) la réalité, il n'en reste pas moins vrai que la réalité n'est pas celle qu'on veut bien nous dire. Elle est nuancée : grise, noire, éclatante de beauté, glauque de veulerie, complexe. Mais gardons-nous de juger. Contentons-nous de dire la vérité, même si elle nous dérange par certains de ses côtés.
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En tout cas, il a bien fallu un train pour transporter mon grand-oncle et ses compagnons de misère jusqu'à DACHAU.
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1 commentaire:
"Dans le malheur de Dachau,j'ai trouvé un bonheur" Livre d'un homme extraordinaire,le merveilleux docteur Bernard PY; que je salue.
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