jeudi 26 mai 2011

Maître Mô, maîtres-mots, maîtres maux

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Par anticipation, et parce que je m'absente pendant le week-end, voici le billet de demain. Reprise dimanche soir.
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Peu après la disparition de CONFUCIUS, apparût en Chine un très grand penseur dont la postérité n'a pas assez relevé l'intérêt et la grandeur. Je veux parler de MOZI (470-390 av. J.-C.). Il existe peu de traduction française directe de l'oeuvre de MOZI. Il en est une que l'on doit au père Léon WIEGER, un jésuite qui vécut en Chine et a publié une importante série de traductions et d'ouvrages sur les penseurs, la culture, les traditions chinoises. MOZI s'oppose à peu près en tout à CONFUCIUS. Maître KONG pensait que les affaires de la terre étaient trop compliquées pour que l'on passe son temps à s'intéresser à celle du Ciel. Maître MÔ, au contraire, croyait en un dieu personnel, unique, et prêchait la crainte du Ciel et l'amour universel. A sa manière, il anticipait sur ce que disait LANZA del VASTO dont j'ai cité un extrait il y a quelques jours, et il était l'un des rares penseurs antiques à n'avoir pour équivalents en Occident comme en Orient "que les prophètes d'Israël et le christianisme" (Introduction du Pr Patrick de LAUBIER aux "Oeuvres choisies de MOZI").
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On dit de lui qu'il était un philosophe "utilitariste". C'est un peu court. Je me demande au contraire s'il n'a pas été un antique précurseur des philosophes pragmatistes américains et de leurs élèves chinois dont FENG YOULAN. Voici comment le père WIEGER traduit un passage du chapitre appelé par lui KIEN-NAI, Charité pour tous, tiré de l'oeuvre de MOZI, passage dont l'actualité me paraît brûlante :
"Pour remédier au triste état de l'Empire, il faut, comme font les bons médecins, aller à la racine du mal. Or cette racine de tous les maux actuels, c'est que les hommes ne s'aiment plus les uns les autres. Chacun cherche son intérêt avant tout, au mépris de l'intérêt d'autrui. Pour l'amour de sa principauté, on cherche à ruiner les autres principautés. Pour l'amour de sa famille, on cherche à nuire aux autres familles. Pour l'amour de soi-même, le père travaille contre le fils, le fils machine contre son père. Oui, tout le mal vient de l'amour exclusif de soi-même, de l'égoïsme. Tout bien viendrait, pour les particuliers et pour l'état, de la charité pour tous, du respect réciproque des titres et des droits de chacun. Considérez les affaires d'autrui comme les vôtres propres, aidez avec bienveillance les autres à obtenir leur avantage, et le monde sera transformé du coup. Tout mal est venu de la distinction du moi et du toi, du mien et du tien. De là tous les litiges, de là toutes les guerres. Cessez d'être égoïstes, devenez altruistes ; faites-céder votre bien particulier au bien commun, et tout changera de face".
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"Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C'est là ma place au soleil.
Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre."

disait PASCAL dont j'ai cité une pensée dans mon précédent billet. Voilà un constat, lapidaire certes, mais qui commente à merveille les principes de MOZI sur l'amour excessif de la possession et le désir, mais semble s'y opposer sur quelques points : MOZI reconnaît le droit de posséder et de respecter le bien d'autrui. Et selon moi, c'est juste. PASCAL pense que la propriété est à la racine de tous nos maux. Comme cette pensée est très brève et n'est pas commentée, on peut imaginer que s'il eût pu la développer, PASCAL aurait reconnu la malignité de l'envie et du désir, le potentiel de violence que ces passions renferment, comme l'a si bien analysé René GIRARD. Il me semble honnête par conséquent de ne pas presser le sens "communiste" de cette pensée, mais de la comprendre comme une condamnation absolu de l'idolâtrie de la possession.
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On aura reconnu dans le passage de MOZI les divers milieux existentiels  dont FENG YOULAN a établi l'existence, et surtout le milieu spontané ou naturel, le milieu utilitaire et le milieu moral. MOZI ne fait pas référence au milieu transcendant dans ce passage. Mais il en parle à de nombreuses reprises dans d'autres chapitres.
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Et ne venez pas dire que nous n'avons rien à apprendre des sages et des penseurs étrangers à notre culture et à notre continent. Nous pouvons essayer de mettre en correspondance les pensées de tous ces génies et d'aller ainsi peu à peu vers l'universel ENSEMBLE, au lieu de l'imposer, sans faire de syncrétisme béat, sans concession à nos convictions, avec un infini respect pour l'autre. Rappelez-vous cette prière "Ramène à toi, Père très aimant, tous tes enfants dispersés" que les prêtres catholiques disent au cours de la messe. N'est-ce pas là une prière que nous devrions tous faire au lieu de nous étriper par communiqués, guerres, coups de mains, attentats, complots, assassinats, rumeurs et autres moyens diaboliques (littéralement : qui divisent) ?
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Allez ! Bon week-end.
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1 commentaire:

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Cher M. Poindron,
Votre billet sous-tend comme d'habitude une très intéressante réflexion, notamment sur la notion de propriété, tant elle est essentielle à la conception d'un modèle de société humaine. On peut être attaché au libre droit de propriété ou bien au contraire, dans un souci d'égalité, souhaiter le réglementer. David Hume, dont j'affectionne la pensée simple et clairvoyante avait sans ambiguïté choisi la première option dans son Enquête sur les principes de la morale : « Rendez, écrivait-il, les possessions aussi égales que possible : les degrés différents de l’art, du soin, du travail des hommes rompront immédiatement cette égalité. Ou alors, si vous restreignez ces vertus, vous réduisez la société à la plus extrême indigence, et, au lieu de prévenir le besoin et la mendicité chez quelques uns, vous les rendez inévitables à la communauté entière. La plus rigoureuse inquisition est également nécessaire, pour déceler toute inégalité dès qu’elle apparaît, ainsi que la juridiction la plus sévère, pour la punir et la rectifier »
Il avait en une seule phrase expliqué tout le caractère vicieux du socialisme, et des systèmes de gouvernement qui s'en inspirent !
Pour autant, si l'Etat ne doit pas se mêler d'appauvrir, de spolier quiconque ni même de redistribuer les richesses par l'impôt, il est non moins évident que personne n'est obligé de posséder tant et plus. Il est certain que celui qui parvient à s'émanciper de l'envie de posséder des biens matériels, se met à l'abri de la cupidité et de quantité de soucis qui souvent empêchent l'âme de s'élever. C'est me semble-t-il le message de Mozi, et sans doute de Pascal.
Moralité, la vraie solidarité, le vrai altruisme ne peuvent venir que des individus, libres et responsables, et non d'un pouvoir coercitif qui prétend régenter les passions humaines, au nom de l'hypothétique bien de l'humanité... En d'autres termes si les hommes ne sont pas capables de s'aimer les uns les autres ce n'est pas l'Etat qui pourra les y contraindre.