Le Point (du 11 juin) et L'Express (N°3024) offrent à leurs lecteurs deux exemples typiques du fonctionnement cérébral des prétendues (ou soi-disant) élites contemporaines. Peu importe qu'elles aient pour noms Jacques ATTALI ou Bernard-Henri LEVY. Chacun s'accorde à reconnaître aux deux essayistes une brillante intelligence et une plume de qualité. Qu'en ont-ils fait ? Ce que le siècle, le monde, la gloire et la vanité ont commandé. Terrible aveu du côté transitoire, hexagonal, parisien, germanopratin de nos célébrités.
Vous croyez que la fonction de l'art est de célébrer le Beau ? Il n'en est rien déclare BHL qui glose avec brio sur les oeuvres d'art contemporain exposées par François PINAULT en son Palais-Entrepôt-Musée de Venise.
Sont-elles belles, au moins ? se demande-t-il. La mission de l'art n'est-elle pas d'embellir le monde - et ces [...] dents de géants sculptées par Richard HUGUES et posées à même le sol, en vis-à-vis des TWOMBLY, contribuent-[elles] à cet embellissement ? Non, de nouveau. Pas non plus. [Et voilà le clou de la pensée de BHL sur l'art. Tenez-vous bien, car l'opinion du philosophe est pour le moins originale.] Car c'est une pauvre idée de l'art que de le réduire à une esthétique. C'est une idée tardive, basse époque, décadente. C'est une idée de ceux qui ne l'aiment pas, ou qui s'en méfient, ou qui en ont peur, ou qui rêvent de le bannir à la périphérie de la Cité (retenez-ceci ; c'est très utile pour la deuxième partie). Et c'est l'autre vertu de cet accrochage de nous rappeler que l'art, quand il est grand, n'est jamais seulement ni forcément beau - que sa vocation est, non décorative, mais métaphysique.
PRAXITELE et ses sculptures superbes, Simone MARTINI et son "Annonciation", Léonard et son "Adoration des Mages", REMBRANDT et "Les pélerins d'Emmaüs" ou son "Fils prodigue", CHARDIN et ses natures mortes, les antiques bronziers Chinois et leurs vases rituels, les mosaïstes de ZEUGMA ou de POMPEI, faisaient de la métaphysique. Ils ne cherchaient pas d'abord le Beau. C'est du moins l'idée de BHL. Voilà bien une idée stupide. Certes, et je l'admets volontiers, derrière l'aspect décoratif d'une oeuvre, il y a du sens, et du sens voulu par l'artiste qui cherche à émouvoir ou à transmettre. Mais prétendre qu'une oeuvre d'art n'a pas besoin d'être belle pour être de l'art, voilà qui dépasse l'entendement des gens simples et sains d'esprit. En réalité BHL ne regarde pas les oeuvres. Il regarde en son cerveau un système d'idées et il cherche si ce qu'il voit correspond à celui-ci. Nicolas de STAEL ou MANESSIER sont de grands peintres non parce qu'ils ont fait de la métaphysique, mais parce qu'en travaillant les couleurs, la composition, la matière de leurs peintures, en agençant savamment les surfaces colorées, et quand bien même leurs oeuvres sont abstraites, ils ont, par la beauté et par elle-seule, élevé nos âmes vers Dieu. Je ne vois rien dans les dernières oeuvres de PICASSO qui puissent s'y mesurer.
Monsieur Jacques ATTALI prend ses désirs pour la réalité, et désire sans aucun doute nous entraîner sur une voie éclairée non point par des lanternes mais par des vessies. Selon lui, les quartiers défavorisés abritent une grande part de la vitalité française. Il paraît en effet que toutes les études établissent qu'une part importante de la musique, de la littérature et de la peinture d'aujourd'hui (et pas seulement l'art des rues) trouve sa source dans les banlieues. Même l'essentiel des mots nouveaux, en France, en est issu. [...] L'énergie que mettent ces jeunes à réussir leurs études est sans égale. [...] Ils portent une créativité exceptionnelle en matière scientifique et technique.
J'admets volontiers, pour le vocabulaire, que rebeu, meuf, keufs ou rap viennent des banlieues. Je ne suis point certain que ces nouveautés linguistiques correspondent à l'idée que VAUGELAS se faisait de notre langue. Je ne sais de quelles études monsieur ATTALI veut parler qui attribuent aux banlieues la part majeure de la créativité artistique en France. Peut-être de BHL qui la déplorerait car cantonnée hors des murs de la Cité ? La vérité est qu'en focalisant son attention sur les banlieues et leurs habitants, monsieur ATTALI en fait une catégorie à part. Il en pointe, sans le dire, l'origine étrangère, africaine, maghrébine, asiatique, et il la monte en épingle. Mon expérience d'enseignant me montre qu'il n'y a pas de différence dans les aptitudes des étudiants, quelle que soit leur origine. Et c'est rabaisser bien bas les jeunes des banlieues que de les caresser dans le sens du poil en prêtant à leur "communauté" des qualités purement imaginaires ou supérieures à celles d'autres "communautés" auxquelles ils seraient incapables de s'identifier. Ils le peuvent. Et c'est tant mieux. J'ai pu le vérifier dans les dernières années de ma vie universitaire. J'ai donné bénévolement des cours de Biologie Générale à des jeunes gens et jeunes filles qui désiraient rentrer à l'Université sans avoir le Baccalauréat, grâce au Diplôme d'Accès aux Etudes Universitaires. Ils venaient en majorité de banlieues dites sensibles, et nombre d'entre eux appartenaient à ces pseudo-isolats glorifiés par monsieur ATTALI. Je les ai profondément aimés mais je ne les ai jamais considérés différemment de mes étudiants ordinaires. Ils ont eu droit aux mêmes exigences, et j'ai volontairement élevé le niveau de mon enseignement à celui d'un enseignement supérieur et non point secondaire. Mon expérience va exactement à l'encontre des opinions de monsieur ATTALI. Ces jeunes veulent être reconnus comme le sont leurs pairs de la ville ou de la campagne. Ils n'ont pas perdu le sens de l'universel.
BHL et monsieur ATTALI, en publiant ces articles, commettent une mauvaise action, le premier contre le génie artistique propre à sa patrie, le second en détruisant subtilement l'universalité du statut d'être humain. Le premier attaque l'ipséité, le second la mêmeté.
Le poisson pourrit toujours par la tête. Triste exemple que l'opinion de ces élites.
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