mardi 23 mars 2010

Le songe de Carazan

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Cité par Hannah ARENDT dans son petit livre remarquable, intitulé "Juger. Sur la philosophie politique de Kant, ce passage fameux de la Critique de la faculté de juger, ouvrage publié en 1790 par le philosophe allemand, devrait être lu par tous ceux de nos concitoyens qu'interrogent la chose politique. Le voici :
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"Ce riche avare, à mesure qu'il voyait grossir sa fortune, fermait son coeur à la pitié et à l'amour du prochain. Mais, tandis que s'éteignait en lui l'amour des hommes, la ferveur de ses prières et de ses dévotions ne cessaient d'augmenter. Ayant fait cet aveu, CARAZAN poursuit [sous-entendu : pour son interlocuteur] en ces termes : 'Un soir que, à la lumière de ma lampe, je faisais mes comptes et supputais mes bénéfices, je m'assoupis. Et je vis l'ange de la mort s'abattre sur moi comme un tourbillon et me frapper d'un coup terrible avant que je pusse crier grâce. Mon sang se figea lorsque je m'aperçus que les dés étaient jetés pour l'éternité et que je pouvais ajouter au bien ni rien retrancher du mal que j'avais fait. L'on me conduisit devant le trône de celui qui habite le troisième ciel. Astre flamboyant, il m'adressa ce discours : CARAZAN, Dieu rejette le culte que tu lui as rendu. Tu as fermé ton coeur à l'amour des hommes et d'une main de fer tu as retenu tes trésors. N'ayant vécu que pour toi, tu vivras seul éternellement, privé de tout commerce avec le reste de la création. A ce moment, je fus emporté par une puissance invisible à travers le radieux édifice de la création. J'eus bientôt laissé derrière moi des mondes innombrables. Comme je me rapprochais de l'extrémité de la nature, je remarquai que les ombres du vide illimité tombaient devant moi dans l'abîme. Un royaume effrayant de silence, de solitude et de nuit éternels ! Je fus pris d'un indicible effroi. Je perdais de vue insensiblement les dernières étoiles et me trouvais enfin plongé dans une obscurité extrême. Les affres mortelles du désespoir augmentaient d'instant en instant, à mesure que je m'éloignais du dernier monde habité. Et je songeais, plein d'une insupportable angoisse, que, transporté pendant dix mille fois dix mille ans au-delà des frontières du créé, je continuerais, sans aide ni espoir de retour, de m'enfoncer dans cette nuit infinie... Dans mon étourdissement, je tendis les mains vers quelque objet de la réalité si vivement que je me réveillai. Ainsi ai-je appris à estimer les hommes ; car le plus humble de ceux que, dans l'arrogance d mon bonheur, j'avais repoussé de ma porte, je l'eusse préféré dans ce désert à tous les trésors de GOLCONDE."
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Voilà un texte remarquable qui a un goût de parabole. On devrait l'afficher dans les salles des marchés boursiers, dans celles où se réunissent les membres des Conseil d'administration de grands groupes industriels, mais aussi dans les salons et dans les salles-à-manger, dans les cuisines et les boutiques de tous ceux que l'accumulation de l'argent obsède au point qu'ils en oublient leur semblables. Et il n'est sans doute pas nécessaire de posséder des millions pour tomber dans cet affreux et diabolique travers.
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Je n'ai cessé depuis l'ouverture de ce Blog de dire que l'homme est un sujet social, et qu'il ne peut trouver le bonheur (c'est-à-dire le sens) s'il omet d'assumer l'une de ces deux dimensions. KANT fait une distinction entre la morale et le jugement. Je n'ai pas encore lu cette partie de l'ouvrage d'ARENDT où elle analyse cette distinction. Et il se peut que je fasse fausse route en revendiquant constamment la nécessité d'un agir moral dans l'espace public. (Je vous en reparlerai donc quand j'aurai achevé cette lecture.) Mais je n'en suis pas certain.
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A tout à l'heure.

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