Vous connaissez l'extrême intérêt que je porte à la Chine. Voici l'extrait d'un livre écrit dans les années 40, et publié assez longtemps après la mort de leurs auteurs, Henri MASPERO (mort en déportation) et Etienne BALAZS, mort à la fin des années 50, intitulé Histoire et Institutions de la Chine ancienne. J'ai cru tomber à la renverse en lisant ces lignes relatives à l'économie chinoise sous la glorieuse dynastie des TANG :
-
"Le développement des échanges rendit inévitable à la longue l'établissement de rapports suivis entre l'économie publique et l'économie privée, rapports qui aboutirent à une certaine interdépendance de l'Etat et du commerce, sinon à une interpénétration de la classe lettrée des mandarins et de la classe aisée des marchands. Cependant les leviers du pouvoir n'ont jamais cessé d'appartenir à l'Etat, et jamais l'absolutisme n'a renoncé à assumer sa fonction autoritaire d'arbitrage et d'harmonisation. Usant de leur position privilégiée, les mandarins, incarnation de l'Etat, ont tout essayé pour tirer avantage de l'initiative privée tout en la bureaucratisant, en étatisant et en monopolisant le commerce. Et si leurs intérêts étaient communs, en cas de conflit ce furent les fonctionnaires qui l'emportèrent sur les marchands. La classe marchande, constamment brimée, se vengea en marquant de son empreinte les services publics : elle est commercialisa et les corrompit, non sans succès. Mais on n'oubliera pas [...] deux faits essentiels : d'abord dans un Etat bureaucratique omnipotent toute activité est imprégnée de fonctionnarisme, teintée d'esprit bureaucratique. Les milieux commerçants ne pouvaient échapper à cette influence et les négociants chinois, dont le plus ardent désir restait de devenir eux-mêmes fonctionnaires afin d'atteindre à une condition sociale parfaitement honorable, n'ont jamais poussé à fond leur tentative d'autonomie et d'émancipation. A vrai dire, et c'est le deuxième point, nous les ignorons presque totalement du fait, déjà significatif en soi, que les sources officielles et presque tous les documents sont l'oeuvre des lettrés-fonctionnaires."
-
Pour ce qui est de la Chine actuelle, remplacez mandarins par cadres du Parti, et vous avez un décalque parfait de la situation actuelle de l'économie chinoise qui mélange allègrement économie publique et économie privée, est gangrenée par une corruption qui ronge le pays, et fait pressurer le peuple par les cadres régionaux qui inventent des impôts dont nous n'avons pas l'idée. Il est assez curieux, du reste, que l'un des slogans du pouvoir soir la promotion de la "Société d'harmonie". Quand BALAZS écrivit le chapitre dont provient la citation, les réformes économiques de DENG XIAO PING n'étaient pas encore lancées, et le Parti Communiste Chinois n'avait pas commencé à récupérer le Confucianisme pour servir ses intérêts.
-
Poursuivons : remplaçons mandarins par Énarques, et nous avons un autre décalque, peut-être moins fin, de la situation actuelle de notre pays. Le va-et-vient de ces hauts fonctionnaires entre la fonction publique et les fauteuils dorés des grandes sociétés nationales ou multinationales aboutit à un mélange dangereux des genres ; la haute administration ne vise qu'à un contrôle toujours plus rigoureux des activités privées, par la multiplication de la réglementation, laquelle, du fait même de sa nature réglementaire, échappe à tout contrôle politique ; et le rêve de très nombreux jeunes français, fortunés ou non, est bien de décrocher un poste dans la fonction publique. Il serait intéressant d'être une petite souris dans l'antichambre des ministres de l'Economie ou des Finances ; on y verrait du beau monde venu de l'industrie privée, en quête de commandes de l'Etat.
-
En somme, la Chine éternelle a fait des émules à l'Ouest. Et je maintiens que les libertés individuelles et communautaires étaient beaucoup plus grandes il y a trois siècles qu'elles ne le sont aujourd'hui. On confond avantages et privilèges, et c'est une confusion fort regrettable. Un privilège est (privata lex) une loi privée qui s'impose à tous les membres d'une communauté donnée, une loi que les communautés concernées se sont elles-mêmes données (le reflet de ces "privilèges", on peut le trouver dans les Conseils de l'Ordre des professions libérales ; curieusement, "libéral" est bien proche de "libre"). Un avantage est un bénéfice accordé de manière arbitraire par un pouvoir à telle ou telle personne ou groupe de personnes, sur le seul fondement du choix du Prince. Il n'est pas toujours indu, mais il peut l'être, et l'est très souvent, et il est toujours octroyé.
-
La Chine est un inépuisable sujet de réflexion, d'étonnement et d'admiration pour moi. Il ne se passe pas de semaine sans que je lise un livre qui la concerne, ou bien rende visite au Musée GUIMET qui recèle d'admirables trésors. Il est impossible à un homme d'embrasser totalement l'histoire de ce pays, sa culture, sa littérature. Il se trouve que notre patrie a été le berceau de la sinologie, avec notamment les travaux remarquables d'ABEL-REMUSAT. Nous avons tout lieu d'être fiers de compter par nos compatriotes des savants comme DEMIEVILLE, S. COUVREUR ou Edouard CHAVANNES, ou encore le père Léon WIEGER.
-
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire