Dans le numéro du journal gratuit Direct matin daté du 17 mai, on peut lire en page 10, un petit entrefilet intitulé : La société du care d'AUBRY ne séduit pas au PS. Figurez-vous qu'il n'y a pas de hasard. Je viens en effet de terminer la lecture d'un petit livre intitulé "Care, justice et dépendance, introduction aux théories du care", de Marie GARRAU et Alice LE GOFF (Collection Philosophie, PUF, Paris, 2010). [J'ai le bonheur de fort bien connaître Marie puisqu'elle est ma filleule. Normalienne, agrégée de philosophie, c'est un esprit brillant et modeste, un esprit qui pense et n'a pas d'a priori.] J'en conseille vivement la lecture aux ténors du PS qui ne semblent pas séduits par cette société du care, et je recommande à madame AUBRY d'étendre à ses adversaires politiques cette attitude du care (soin, attention, sollicitude) qu'elle semble pour l'instant réserver à sa seule clientèle : les fonctionnaires d'une part, et les salariés de l'autre.
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Je réserve à ma filleule les premières et abondantes remarques que j'ai à faire sur cet essai passionnant. Je me bornerai ici à expliquer pourquoi la proposition de madame AUBRY ne peut pas plaire à ses lieutenants dont la culture en philosophie politique en est restée à Jules FERRY, et à tous ces hommes politiques, souvent obscurs mais toujours socialistes ou radicaux, dont les noms ont été donnés aux écoles, collèges, lycées, rues, boulevards, places et placettes, et quelquefois, mais trop rarement à des impasses, et jamais à des passages.
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Les premières théories du care ont été formulées par des femmes, souvent des féministes, qui se sont données un mal fou pour expliquer que cette attitude de sollicitude, d'attention, de soin, était le propre des femmes, pour des raisons en partie sociales. Pour échapper à cette problématique dépendante du genre (ici féminin), une autre théoricienne, qui avait bien vu combien cette analyse faisait de l'attitude de care une attitude minorée et dépréciative, J. TRONTO, donne du care une définition projetant dans l'espace social et politique la question de la dépendance, en la libérant de la contrainte qui lie la personne bénéficiaires du care au pourvoyeur du care.
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"Le care, dit-elle, désigne une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre 'monde', de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie."
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Admirable définition. Définition nouvelle que ne connaissent ni monsieur LANG, ni monsieur VALLS, le premier trouvant à la société du care "un goût trop compassionnel", et le second la jugeant "pas adaptée à la société française." Il est évident que l'un et l'autre en sont restés à une conception asymétrique de l'attitude du care, que le premier y voit le reflet d'un état ancien du statut de la femme dans la société (confinement dans l'espace privé, dispensation des soins aux enfants, ménage, préparation de la nourriture, etc.), et que le second assimile le care à une notion vaguement religieuse, moralisante, en un mot assez peu laïque.
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Or l'attitude de care repose sur plusieurs piliers : respect de l'autonomie de la personne bénéficiaire du care, refus de tout esprit de domination de la part du pourvoyeur qui reconnaît cependant la dépendance du bénéficiaire à son égard mais n'attend aucun retour, et par-dessus tout, reconnaissance mutuelle de la vulnérabilité. C'est dans la reconnaissance de ma propre vulnérabilité que je puis accepter la vulnérabilité de l'autre et entretenir avec une relation symétrique, parfaitement intersubjective. Incidemment, JAURES avait très bien vu cela.
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Si madame AUBRY allait jusqu'au bout de son analyse, elle reconnaîtrait que derrière les banques, les systèmes financiers, les bonus, les stock-options, qu'elle méprise et qu'elle veut "cogner", il y a des hommes et des femmes, des personnes qui, elles aussi, sont vulnérables. En s'attaquant à des abstractions, madame AUBRY fait comme Don QUICHOTTE qui se bat contre des moulins à vent. Si elle s'adressait à ces personnes, elle aurait plus de chance de se faire entendre. Car le principe de toute vie morale, y compris politique, est celui de la réciprocité : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse" disait négativement CONFUCIUS, "Fais à ton prochain ce que tu voudrais qu'il te fasse" dit de manière positive (à la différence de CONFUCIUS qui parle de manière négative) Jésus. Il s'agit là d'une attitude pratique, concrète, éloignée de tout système idéologique, de valeur absolument universelle, et qui n'a rien de dogmatique ou de religieux.
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Allons, madame AUBRY, encore un petit effort de réflexion, et je serais disposé à examiner avec attention toutes propositions politiques qui s'inspirent de manière authentique de l'attitude de care.
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