Que mes lecteurs me pardonnent si, ce matin encore, je fais référence à FENG YOULAN, décidément un penseur hors du commun. Si je le fais c'est pour éclairer le billet d'hier et celui de tout à l'heure, le second de la journée. Souvenez-vous ! Jean CLAIR disait hier et nous disait, que "la volonté de culture a cessé d'être un mouvement transcendant".
Or, dans son Nouveau Traité sur l'Homme, FENG YOULAN explique, avec une force et une limpidité que devraient lui envier tous les pédants qui encombrent nos médias, qu'il existe divers degrés de compréhension consciente de l'Univers et de la vie humaine. Il est amené à distinguer ce qu'il appelle des "milieux d'existence", et indique que si chaque être humain a son milieu existentiel propre, il est cependant possible d'en distinguer quatre (avec toutes les gradations possibles entre les uns et les autres, qui justement viennent colorer le milieu de chacun de nous d'une nuance propre) : le milieu naturel, le milieu utilitaire, le milieu moral et le milieu transcendant.
Dans le milieu naturel, l'homme n'a qu'une faible compréhension et une faible conscience de soi, et il ne cherche pas à élucider ou à examiner. FENG YOULAN indique que ce ne sont pas seulement les hommes primitifs qui baignent dans ce milieu d'existence, mais nombre d'hommes contemporains des sociétés industrialisés. Et il a ce mot terrible (qui éclaire l'interview de Jean CLAIR) : "Parmi les chercheurs et les artistes doués d'une grande créativité, comme parmi les Bienfaiteurs de la société [...], beaucoup font en fait 'ce qu'ils ne peuvent pas se dispenser de faire et évitent de faire ce qu'ils ne peuvent qu'éviter de faire' et 'ne comprennent pas pourquoi il en est ainsi'. Le milieu existentiel de ces personnes est aussi le milieu naturel".
Le milieu utilitaire est celui de l'homme intéressé. L'activité de ceux qui vivent dans ce milieu est tout entière tournée vers leur intérêt propre, comme l'est du reste l'activité de tous les animaux. L'homme de ce milieu a une "compréhension consciente claire de soi-même et de son intérêt. Il comprend en quoi consiste sa conduite et a conscience d'avoir une telle conduite [...] Au moment où il poursuit ces genres de conduite, il comprend en quoi elles consistent, et aussi a conscience que ce sont bien les siennes."
Dans le milieu moral, la conduite de l'homme est désintéressée. Désintéressement et intérêt propre sont à la fois opposés et complémentaires. Et FENG YOULAN montre qu'une conduite qui cherche l'intérêt de la société est une conduite désintéressée. Et il ajoute : "Dans ce milieu-ci, l'homme fait preuve d'une compréhension consciente de ce qu'est la nature humaine. Par certains côtés, les institutions sociales avec leurs régulations morales et politiques sont en général des contraintes pour l'individu. Aux yeux [des hommes qui vivent] dans le milieu utilitaire, la société et l'individu sont antagonistes ; pour l'individu, la société est un mal nécessaire : clairement, la société opprime l'individu, mais l'individu ne peut s'en passer s'il veut préserver sa propre existence." Et il conclut : "Dans le milieu moral, quand même on prend, le but est encore de donner".
Le but de l'homme qui vit dans le milieu transcendant est de "servir le Ciel". " Cet homme, dit le grand philosophe FENG YOULAN, comprend qu'outre le tout de la société, il y a aussi le tout de l'Univers. [...] Celui qui vit dans ce milieu obtient une compréhension et une conscience de soi complètes et d'un niveau supérieur : il a une compréhension totale de sa nature, parce qu'il comprend le Ciel."
Ces définitions des différents milieux existentiels sont ensuite développées chacune dans des chapitres distincts.
Il est intéressant de constater que Jean CLAIR utilise le mot même mot pour indiquer que la volonté de culture a cessé d'être justement un mouvement transcendant.
Il me semble que quand deux personnes aussi différentes par la langue et la culture arrivent aux mêmes conclusions par des voies différentes mais des voies qui font usage de la pensée, il y a là des vérités qui pourraient avoir valeur universelle.
Dans le second billet de ce jour, je reprendrai ces distinctions pour essayer d'expliquer, notamment à TIPPEL, les raisons qui m'ont fait écrire le billet "Toutes ressemblances..." à propos de la mort de BEN LADEN.
3 commentaires:
Cher Professeur,
Il y a deux caractères pour décrire pour attitude, c'est : 寄托.
Mot qui signifie " s'en remettre à, confier à " , mais que l'on comprend par extension et par image, à un havre de paix, une place où l'on va pour retrouver un espoir, une cabane au fond des bois pour reprendre souffle face à un univers hostile et contraignant.
En vous voyant étudier inlassablement la pensée chinoise, Kong Fu Zi ( ou Confucius ) aurait sans doute pour vous 4 caractères qui sont 不辱君命, et qui veulent dire : vous n'avez crainte de mener à bien votre accomplissement.
La pensée chinoise, tel que je la comprends, place le " monde " autour du " moi ", alors que la pensée occidentale, place le " moi " autour du monde. La pensée occidentale est une éclatement de l'intérieur du moi vers l'extérieur du monde, comme une fusée décollant de la Terre s'en allant explorer et conquérir le monde. La pensée chinoise absorbe le monde de l'extérieur vers l'intérieur du moi, tel un aspirateur, si vous me permettez la comparaison, et transforme le monde dans son sein.
Bref, pour les chinois tout dépend de l'attitude face à l'existence pour trouver notre équilibre et notre harmonie. Ainsi, un type se présentant sur un chantier, trouve trois maçons. Il leur demande ce qu'ils font.
Le premier râle et dit qu'il est au bagne, qu'ici c'est un enfer et qu'il rêve de trancher la gorge à ces salauds qui l'ont enrollé de force dans ce chantier et qu'il en a rien à faire de ce qu'ils en font de leur bâtisse. Il n'a qu'une hâte, c'est de " se tirer " d'ici.
Le deuxième, plus joyeux, dit que il est pas mal payé pour ce qu'il fait. Bon la nourriture et l'hébergement ne sont pas terribles, mais il ira retrouver " Bobonne " à Noël avec plein de cadeaux pour les enfants. Il trouve que le projet est intéressant, mais bien sûr il n'a qu'une hâte c'est de toucher son salaire pour se construire une maison à lui pour ses vieux jours.
Le troisième prend la peine de poser sa truelle, d'essuyer la sueur qui coule sur son front, et de faire un grand sourire joyeux et lumineux au type qui enfin lui pose la Question qu'il attendait. Le maçon est fier comme un coq et explique en détails qu'il est en train de construire une merveilleuse église où tous les hommes vivront heureux et dans la paix. Peu importe la peine, peu importe le temps qu'il faudra, il faut le faire car cela est important, car cela dépend de l'avenir du monde et de celui des hommes.
Ces trois maçons sont respectivement dans les trois milieux que vous décrivez fort bien.
Autre différence : la pensée chinoise n'est pas une interruption d'avec la pensée du passé mais une continuation dans le changement, contrairement aux occidentaux qui aiment se distinguer en brisant avec la pensée du passé pour en créer soi disant une nouvelle. D'où l'unité et l'harmonie de 5000 ans d'histoire et de culture, et non un éclatement en plusieurs cultures distinctes tel que nous le retrouvons en occident ( voire inclusivement le moyen orient ).
Mes respects, cher Professeur.
Cher Rougemer, comme cela est bien vu et bien analysé. Je me trouve de plus en plus en harmonie avec cette pensée si subtile et si juste qui met l'homme à sa juste place dans l'univers. Nous avons beaucoup à apprendre de ces sages chinois. Hélas, l'arrogance de la bien-pensance est là toujours. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu'elle nous pousse vers l'abîme.
Bien amicalement.
D'une pierre deux coups, je réponds à vos remarques sur mon blog et vous suggère quelques réflexions relatives à vos derniers billets.
Même si je ne partage pas complètement votre sentiment à propos de l'affaire Ben Laden, je le comprends, notamment quant à l'affirmation un peu péremptoire et sans doute inopportune du président Obama "Justice est faite", et quant aux manifestations de joie, sans doute un peu excessives de la foule. Tout cela n'est pas bien grave en définitive. L'essentiel est d'avoir marqué un point important face à la menace terroriste, toujours très présente comme on vient encore de le voir au Maroc,.
S'agissant de justice, je ne me fais pas trop d'illusion. Les pires criminels que la terre ait porté, furent les enragés du communisme. A ma connaissance, ils n'ont jamais été jugés, et on peut même encore se dire communiste et en faire un titre de gloire...
Sur les propos de Jean Clair et Feng Youlan, je vous rejoins à peu près totalement. Ils apportent la hauteur d'inspiration dont notre monde manque cruellement. Je me dis parfois que cette médiocrité est peut-être un effet indésirable de la démocratie. On se souvient du mépris aristocratique de Baudelaire comparant l'Amérique à "une grande barbarie éclairée au gaz"...
Pourtant, je veux croire, à la lumière de Tocqueville, que ce système de société reste et de loin, le meilleur imaginable.
Je viens de terminer un bel ouvrage d'un écrivain français d'origine chinoise, François Cheng (Cinq méditations sur la beauté), qui serait de nature à vous conforter (ainsi que Rouge Mer). J'espère pouvoir écrire à ce sujet prochainement.
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