Je vous demande mille pardons. Mais, à des fins de comparaison, je vais en revenir à la Chine. Nombre d'historiens, chinois, comme occidentaux, considèrent que la longue stagnation de l'Empire du Milieu est imputable à la classe des Mandarins qui, pendant des siècles, se sont opposés à toutes réformes pour maintenir leur domination et leurs avantages. On peut en tirer des conclusions valables pour les élites de notre propre patrie.
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Certes, le livre est touffu et d'abords rébarbatifs. Mais c'est une mine d'informations. Je ne saurais vous en recommander la lecture si vous n'avez guère le temps de vous poser et de prendre des notes. Ce sont là privilèges de "retraités". Mais je me sens en droit de vous en donner un petit extrait. Dans leur "Histoire et institutions de la Chine ancienne", Henri MASPERO et Etienne BALAZS conclut ainsi le chapitre consacré à l'oeuvre unificatrice des Empereurs de la dynastie SUI :
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"Une longue expérience de domination avait enseigné aux Lettrés qu'ils ne pouvaient remplir leur rôle qu'en réduisant au minimum indispensable la charge écrasante qui incombait aux peuples des campagnes. Ils se sont donc toujours efforcés d'atténuer les rigueurs des travaux publics : en théorie du moins, ils n'ont jamais renoncé à se proclamer les gérants désintéressés de l'intérêt public en général et du paysan en particulier, prêts à défendre celui-ci contre les empiètements d'un monarque absolu. En réalité, les Lettrés-fonctionnaires ne se sont jamais décidés à prendre la défense du peuple qu'au moment où leurs propres intérêts étaient en jeu : chaque fois qu'un Empereur d'une envergure exceptionnelle menaçait d'exercer un régime autocratique et de les priver ainsi de l'initiative des mesures despotiques, ils criaient haro sur le tyran pour mieux préserver leurs prérogatives de tyrannie..."
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Quelle lucidité dans l'analyse ! Et quelle leçon pour nous ! Remplacer Lettrés-fonctionnaires par Énarques, Magistrats, Hauts Fonctionnaires, 'Élites' (hum...!) politiques, remplacez peuple des campagnes et paysan par salariés et employés, remplacez charge écrasante par impôts, et vous pourrez dire exactement la même chose de ces élites françaises que tente de bousculer avec raison un Président de la République, brouillon peut-être, maladroit sans doute, mais certainement lucide et courageux, et qui aura fait bouger en cinq ans la France plus qu'aucun Président depuis trente ans. N'oubliez jamais qu'il a dit un jour "je ne suis pas du sérail !". Tare impardonnable pour les importants qui prétendent nous dire ce qui est bon pour nous (et qui est surtout bon pour eux).
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C'est ainsi que des Magistrats prétendent défendre les justiciables en demandant plus de moyens, mais ne sentent nullement gênés de mettre cinq, six, dix ou douze ans, pour déposer les conclusions de leurs instructions afin d'ouvrir les voies d'un procès. Les mêmes ne se scandalisent point que l'on puisse maintenir en prison pendant des dizaines de mois des justiciables injustement soupçonnés de pédophilie et lavés ultérieurement de tous soupçons. L'un d'eux s'est suicidé ? Pertes et profits. Un autre a vu sa famille exploser ? Pertes et profits. Un délinquant qui aurait dû être suivi par le service de probation a sans doute commis un meurtre ignoble sur la personne d'une jeune fille ? Pertes et profits. Il nous faut des moyens, disent-ils. Et encore des moyens. Nous pourrons ainsi ne travailler que quand ça nous chante.
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C'est ainsi qu'une indispensable réforme territoriale suscite la résistance des élus locaux locaux de tous bords. En vertu des grands principes, ils arguent du service public, de la nécessité d'entretenir une proximité étroite entre le citoyen et ses élus, bien entendu réclament des moyens supplémentaires, mais ne privent point d'organiser, aux frais du contribuable, de coûteux voyages d'études qui les éloignent (temporairement bien sûr, et pour leur bien) de leurs mandants, cumulent mandats et présidences d'instances aussi diverses que juteuses qui honorent la polyvalence supposée de leurs talents, arrosent des associations à la douteuse utilité, et dispense à leur clientèle électorale, les uns des cartes de transport gratuites, les autres des préservatifs et des chèques contraceptions, pour ne citer que quelques menues grâces qui sont faites à des concitoyens qu'au fond d'eux-mêmes ils méprisent.
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C'est ainsi que les Lettrés-fonctionnaires de l'Education Nationale se refusent à toutes réformes qui mettraient tant soit peu en cause leurs prérogatives de toute puissance pédagogique, et qui, incapables de tenir une classe de trente élèves, réclament des moyens pour en tenir une qui n'en ferait que vingt-cinq. Ils réclament des moyens pour mieux aider les élèves de milieux défavorisés, mais refusent qu'on sanctionne ceux-ci au motif qu'ils ne sont pas responsables de ce qui leur arrive.
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Ah, j'oubliais. Les Lettrés-fonctionnaires de l'Empire du Milieu détestaient les marchands, les méprisaient, leur faisaient rendre gorge au moyen de taxes de tous genres, alors que ceux-ci étaient de puissants agents d'enrichissement pour la Chine. Remplacer marchands par chefs d'entreprise, et vous avez l'exacte correspondance de la situation de la Chine ancienne avec celle de la France contemporaine.
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Je ne dis pas qu'il faille accabler les salariés de charges. Je ne dis pas qu'il ne faut pas examiner en détail l'organisation de la justice et améliorer le travail des magistrats, je ne dis pas davantage que les chefs d'entreprise sont des saints. Je dis que les Lettrés-fonctionnaires et nombre d'e membres de l'élite sociale sont irresponsables, gèrent avec une redoutable inefficacité le ministère de la parole, et que nombre d'entre eux ressemblent à un général italien qui crierait à ses troupes, en levant le menton : "Armons nous ! Et partez...".
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Les Mandarins font de la résistance. S'ils défendaient l'intérêt public, ils prendraient des initiatives qui illustreraient la sincérité de leurs propos :
*Pour les élus : un seul mandat, non renouvelable. Possibilité de passer d'un type de mandat à l'autre à l'échéance du premier. Interdiction d'accepter des Présidences d'instances semi-publiques du genre "Autorité du Port autonome", "Société d'Aménagement", etc. Gestion de leur patrimoine par un organisme dépendant de l'ordre judiciaire (le système de la tutelle et de la curatelle existe après tout) avec - c'est tout à fait normal -garantie d'un rendement raisonnable.
*Pour toutes les élites, accès aux responsabilités, au terme de concours ouverts à tous, et placé sous la dépendance d'un jury ANONYME, comprenant des personnalités étrangères, et constitué par tirage au sort avant le concours.
*Pour les Magistrats, interdiction de se syndiquer, interdiction de faire la grève, acceptation de leurs responsabilités et de sanctions en cas d'erreurs manifestes. Il n'y a pas une justice de droite, et une justice de gauche, mais une justice unique qui s'appuie sur la loi. Il n'y a pas d'infaillibilité de la justice ; elle doit reconnaître ses erreurs, ses manquements, accélérer ses procédures, utiliser une langue compréhensible.
*Suppression des grandes écoles, et surtout des grands corps de l'état, en tout cas au moins, de leurs prérogatives (du genre "Prime d'égout" des Conseillers d'Etats). Recrutement, au moins temporaire, de chefs d'entreprises, de responsables économiques, de travailleurs manuels, d'agriculteurs, à des postes de responsabilité ou de conseillers, élus par leurs pairs. J'ai toujours trouvé ridicule qu'un plumitif de bureau puisse décider du diamètre optimal des pommes susceptibles d'être vendues sur les marchés, ou de la largeur des pneus permettant de chausser les voitures.
*Véritable éducation morale et civique des citoyens ; privation des droits civiques en cas de violation des règles élémentaires de la vie en commun, pas plus, pas moins.
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De l'air, de l'air, de la confiance, de la confiance. Et des élites moins arrogantes, moins sûres d'elles, plus à l'écoute. Mais les mandarins font de la résistance.
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C'est tout pour l'instant.