Arrêtez-moi si je radote. Mais il ne me semble pas vous avoir jamais fait part de ce que dit Gustave THIBON dans son Diagnostics. Je ne résiste pas au désir compulsif de vous livrer ce que je crois être profondément juste, et propre à éclairer le malaise social actuel.
Le prolétaire moderne a la haine du travail. Même quand celui-ci est bien rétribué, son insatisfaction ne s'apaise pas. Il souffre moins d'être un ouvrier exploité que d'être un ouvrier tout court ; ses infinies revendications matérielles ne sont que des manifestations superficielles et trompeuses de ce malaise fondamental.
Le prolétaire souffre parce que son travail est inorganique, inhumain. Les socialistes proposent, comme remède à la crise ouvrière, une plus juste répartition des gains, des plus hauts salaires... Comme si le problème ouvrier s'arrêtait là. Il s'agit plutôt d'une refonte totale des conditions premières du travail industriel, il s'agit de supprimer le travail inhumain, le travail sans forme et sans âme : la "grande usine", le travail "à la chaîne", la spécialisation outrée, etc., toutes choses que l'étatisme socialiste ne peut porter qu'à leur suprême et mortelle expression.
Tout est dit, ou plus exactement beaucoup de choses sont dites qui mériteraient d'être prises en compte par les hommes politiques, les syndicats, les dirigeants d'entreprise, et par-dessus tout par l'opinion publique.
Commençons par constater la justesse de l'analyse présentée de manière si concise dans le premier paragraphe : haine du travail et revendications. La haine du travail a trouvé sa reconnaissance politique dans l'absurde mesure des 35 heures. Une usine à gaz, destinée - il ne faut pas le nier - à créer des emplois en contraignant les chefs d'entreprise à embaucher, mais qui n'a eu que des effets pervers : blocage durable des salaires en contrepartie d'un allègement des heures de travail, mise en place de mesures patronales visant à augmenter la productivité (instauration des 3 x 8 ; suppression des pauses café ou des aménagements d'horaires les veilles de fêtes, suppression de la souplesse dans les horaires, etc.). L'infinitude des revendications matérielles éclatent à chaque discours des représentant syndicaux. Le pouvoir d'achat est présenté comme le moteur de la vie bonne. Il demanderait à être augmenté, sans doute, mais à cela ne résoudrait pas tous les problèmes du salariat. Un salarié se sent dépossédé de la conduite de sa vie professionnelle, de cette partie si importante de l'activité humaine qui fait que l'homme se sent utile et reconnu par toute la société.
Peu de chercheurs, de dirigeants patronaux, de responsables syndicaux, se sont penchés sur l'origine psychologique et métaphysique de l'aliénation des salariés - elle découle des progrès de la technique, de la psychologie du commerce lequel exige pour son maintien et son développement de proposer aux consommateurs des produits toujours nouveaux (les fameux cycles de KONDRATITZ) mais peu utiles voire inutiles, de l'hyperspécialisation des tâches, de la frustration qui naît de ne pas voir le fruit de son travail. Trouver des remèdes à ces maux est difficile. Qui le nierait ? Mais est-il impensable d'imaginer une segmentation des tâches (et non une hyperspécialisation) qui ferait que dans le processus de production d'un bien ou d'un service, un salarié serait entièrement responsable d'une étape spécifique ? Un artisan qui fabriquait des chaussures ou des meubles à la main ne présentait pas un déficit de vitalité, une désespérante perte du sens, une envie perpétuelle, un ressentiment contre la terre entière. Il lui arrivait de travailler dix, douze heure par jour. Il pouvait se coucher éreinté, mais satisfait d'avoir accompli une tâche signifiante.
La crise économique, financière et morale est peut-être l'occasion de se demander si Gustave a raison.