Il est très difficile pour nos contemporains de donner au mot réel un contenu solide. Fourmi me dit que je suis resté au milieu du gué dans mes explications sur l'absence de contact que PICASSO entretenait avec le réel.
Je vais donc essayer d'éclaircir mes idées.
Depuis les Lumières, l'homme est rentré dans la certitude qu'il n'a pas à connaître la Nature et la Création telles que le Créateur les a faites. Il ne veut pas, dit-il, se laisser aliéner par un monde qui ne dépendrait pas de lui. Il croit que l'objet même de l'intelligence est elle-même "qui se saisit dans son élan créateur où elle se rejoint comme principe d'elle-même et du monde. L'intelligence est Narcisse, non point un Narcisse figé dans la contemplation de soi-même, mais un Narcisse qui, devant son propre miroir, se crée soi-même en créant le monde et progresse sans désemparer vers sa propre apothéose" (Marcel DE CORTE).
C'est ainsi que PICASSO trouve en lui-même son inspiration. Il n'a pas de modèle autre que ce qui naît dans sa pensée ; il ne connaît que ce qu'il peint et produit, et le monde n'est pour lui que ce qu'il construit par son talent. Cela ne veut pas dire qu'il ne crée de superbes chefs-d'oeuvre, cela veut que ces oeuvres ne représentent que lui-même dans les différents états de sa conscience de créateur. On est assez loin du Moyen Âge et de la Renaissance où nombre de génies ne signaient pas leurs oeuvres ; on ne le connaissait que par un nom de substitution (exemple : le Maître de Moulin), ou bien leurs signatures étaient un simple monogramme très difficile à repérer.
J'entends d'ici les critiques. Vous allez me dire en effet : mais les icônes des maîtres byzantins, ou les tableaux des primitifs qui font fi des lois de la perspectives, vous trouvez qu'ils représentent le réel ? A cela je répondrais ceci : les icônes étaient peintes à partir de modèles dont chaque détail avait une signification mystique et les peintres ne se les donnaient pas à eux-mêmes ; ils leur étaient comme imposés et avaient une très haute valeur symbolique ; ils ne prétendaient pas représenter un réel matériel mais mystique ; certes les maîtres byzantins transposaient ces modèles selon leurs talents et leurs possibilités techniques, mais ces icônes obéissaient à des règles précises de composition, en particulier celles du Christ (les fameux signes de VIGNON). Et je vais vous étonner encore davantage, quand je vous aurai dit que l'absence de perspective dans les oeuvres des primitifs est justement l'effort que faisait le peintre pour rendre les choses telles qu'elles sont, non pas telles qu'il les voyait. L'introduction de la perspective par les peintres italiens du quattrocento est justement le début d'un mouvement raisonnable, certes, mais dont le dévoiement nous amène où nous sommes. Car les bords des routes ne se rejoignent pas à l'horizon et la hauteur des colonnes d'un portique florentin de diminue pas, dans le réel, avec la distance qui les sépare du peintre. Et celui-ci le voyait bien, qui n'avait qu'à s'avancer pour voir les choses comme elles sont.
Je ne sais si j'ai répondu à Fourmi. Ceci étant, je suis entièrement d'accord avec elle sur la signification qu'elle donne aux déformations imposées par PICASSO aux formes, aux figures, aux couleurs. Elles reflètent bien la torsion de la pensée qu'ont imposée les "intellectuels" depuis les Lumières. Un mouvement analogue s'est produit en Chine sous l'impulsion dictatoriale des Lettrés. On sait où cela a conduit ce grand pays, étouffé par le poids des rites, et coupé de toutes ses antiques traditions paysannes.
Je reparlerai des rites et de la politesse.
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