mercredi 30 juillet 2008

Habiter sa vie (ter)

Au cours d'un échange très serré mais très amical, dont vous pourrez lire le contenu dans les cinq commentaires du billet intitulé "Habiter sa vie (bis)", un très attentif lecteur fait des objections et remarques qui me semblent très importantes et qu'il convient de prendre en compte. Pour résumer, il conteste absolument que la mort de Jésus soit non sacrificielle, et que l'Eucharistie, chez les catholiques, soit un mémorial de la mort et de la résurrection de Jésus. Il conteste aussi que Jésus soit venu détruire toutes les religions et n'en instaurer aucune, autre que celle du Royaume.
Je ne prétends pas faire ici de la théologie, mais simplement de l'analyse textuelle, telle que René GIRARD l'a faite, mais évidemment avec moins de brio et de compétences que lui.
J'appelle sacrifice, avec d'autres, les rites d'offrandes, sanglants ou non, que les hommes adressent périodiquement aux dieux pour apaiser leur colère, se concilier leurs faveurs, ou en demander une de particulière. J'observe que dans le cas des sacrifices sanglants (humains ou animaux), la ou les victimes ne sont pas libres de leur choix, mais désignées arbitrairement. Les sacrifices humains se rencontrent chez les peuples antiques (mésopotamiens, peuples des steppes, dynasties royales chinoises, etc.).
Bien entendu, il est impossible de contester le caractère sanglant de la mort de Jésus. Sur ce point les textes sont d'une clarté et d'une précision qui ne laisse au doute aucune place. Mais il s'agit de savoir si Jésus a donné sa vie librement ou non (Toujours d'après les textes ; je n'entends pas faire de l'apologétique). Il faut aller plus loin et considérer ce que Jésus dit de sa propre mort. Les textes évangéliques à trois reprises montrent Jésus annonçant sa Passion à ses disciples (Mt, 16, 21 ; Mc, 8, 31-33 ; Lc, 9, 22 pour le première annonce ; Mt, 17, 22 ; Mc, 9, 30-32 ; Lc, 9, 44-45 pour la deuxième annonce ; Mt, 20, 17-19 ; Mc, 10, 32-34 ; Lc, 18, 31-33). Il est un récit de cette annonce où Pierre déclare à Jésus, avec force, qu'une telle chose ne peut arriver ; Pierre s'attire cette réplique du Maître bien aimé : "Passe en arrière Satan, CAR TES PENSEES NE SONT PAS CELLES DE DIEU MAIS CELLES DES HOMMES". Dans Lc, 9, 22, il est dit "Le fils de l'homme DOIT SOUFFRIR BEAUCOUP, etc." Dans Lc, 19, 31, il est dit "Voici que NOUS MONTONS A JERUSALEM ET QUE S'ACCOMPLIRA TOUT CE QUI A ÉTÉ ÉCRIT PAR LES PROPHÈTES. [Le Fils de l'homme] sera en effet livré aux païens, etc." Ces textes ne laissent aucun doute sur ce que Jésus pressent de ce qui va lui arriver. Il n'hésite pas cependant à monter à Jérusalem, sachant ce qui l'y attend. Les QUATRE évangélistes (Mt, 21, 1-11 ; Mc, 11, 1-11 ; Lc, 19, 28 ; Jn, 12, 16) décrivent l'entrée messianique de Jésus à Jérusalem. Luc indique, et ceci est très précieux, que Jésus "partait en TÊTE, montant à Jérusalem". Nous pouvons conclure que Jésus savait ce qui l'attendait, n'a pas cherché à éluder cette affreuse épreuve, et s'est montré résolu devant elle. Aucun de ces éléments n'indique que Jésus a été une victime arbitraire. Le complot que montent les chefs du peuple contre Jésus est lié aux succès que ce dernier rencontre auprès des foules. Il est ourdi après l'entrée à Jérusalem. Jésus marche librement vers sa mort. Elle est inéluctable en raison du message dérangeant qu'il délivre.
Et en Jn, 13, 1, il y a ce verset saisissant : "Avant la fête de la Pâque, Jésus, SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE DE PASSER DE SON MONDE AU PÈRE, AYANT AIME LES SIENS QUI ÉTAIENT DANS LE MONDE LES AIMA JUSQU'AU BOUT". Il y a là majesté de l'attitude, détachement absolu, et lien fortement exprimé entre la mort qui arrive et le témoignage d'amour des siens que donne Jésus. Aucun doute là-dessus ; Jésus est rentré librement dans la mort et non pas d'une manière sacrificielle ; il pouvait y échapper, mais alors il aurait été un fils désobéissant (cf. la réponse à Pierre). C'est donc bien à cause de la mission qu'il dit avoir reçu de son père que Jésus en accepte les conséquences inéluctables ; cette mort est cependant circonstantielle, située dans le contexte de l'entrée messianique, de l'enthousiasme de la foule, du sabbat, de la fête de la Pâque. Jésus n'est pas une victime arbitraire. Il est une victime offerte et libre. Ce qui change complètement le sens du "sang versé pour vous et pour la multitude".
Toujours en conséquence de ces textes, puisque cette mort n'est pas un sacrifice au sens que j'ai dit plus haut, que Jésus affirme qu'il sera glorifié par le père qui le ressuscitera au troisième jour, il nous faut comprendre que Jésus associe sa mort ET sa résurrection au salut qu'il apporte aux hommes. L'Eucharistie n'est pas la réitération d'un sacrifice sanglant ; ce serait abominable de penser qu'il faut recommencer indéfiniment ces tortures pour connaître le salut. Celui-ci est donné, accompli (je parle toujours d'après les textes) une fois pour toute. L'Eucharistie est un mémorial ("Faites ceci en mémoire de moi") de la Cène. Mais c'est plus qu'une narration ; la Parole de Jésus est présentée comme performative (elle fait ce qu'elle dit) et son pouvoir performatif est transmis aux disciples et à leurs successeurs (ce dernier point est moins net dans les textes ; encore que le mot "mémoire" donne à penser que le geste de la Cène doit perdurer, passer de générations en générations).
Il y a, enfin, en Jn, 4, 21, cette parole de Jésus à la Samaritaine : "L'heure vient, et nous y sommes, où les VRAIS ADORATEURS ADORERONT LE PÈRE EN ESPRIT ET EN VÉRITÉ". Il est évident que Jésus fait allusion non seulement au Temple des Samaritains sur le mont GARIZIM, mais aussi au Temple de Jérusalem où l'on ne cesse d'offrir des sacrifices animaux. Jésus ne veut pas de religion, de ces vieilles religions rituelles, sacrificielles ; il les a définitivement disqualifiées. Mais il ne renie pas, bien au contraire, la Promesse de Dieu faite à Abraham ("Je suis venu pour sauver les brebis perdues de la maison d'Israël").
Demain, je répondrai à une autre objection, celle de la sollicitation de notre liberté par Jésus. Attention, j'insiste, il ne s'agit pas de faire de la théologie, du prosélytisme, ou de l'évangélisation sauvage : il s'agit de voir ce que les textes VEULENT DIRE. A demain.

3 commentaires:

Roparzh Hemon a dit…

Cher et bienveillant interlocuteur,

comme dans le billet d'avant, vous commencez par résumer
ma dernière réponse avant de la réfuter. Et une fois de plus
j'ai une petite (mais importante) correction à faire à ce
résumé : le point de vue de l'ancien Catholicisme c'est que
l'Eucharistie est un sacrifice ET une réminiscence (il serait d'ailleurs
absurde de prétendre le contraire, après la parole "vous ferez cela
en mémoire de moi") tandis que les protestants et (la plupart des)
catholiques d'aujourd'hui, plus exclusivistes, n'acceptent que
l'aspect "mémorial". Cette fois c'est moi qui avais fait trop "raccourci",
et mon expression donnait lieu à confusion en effet ...

Comme vous je pense, je ne prétends pas donner une réponse
en "professionel" aux questions que nous traitons actuellement, n'ayant
ni qualité ni formation pour le faire; je ne parle pas au nom de l'Église
ni d'aucune institution, mais simplement en mon nom d'"animal
(à peu près) rationnel" muni d'un cerveau en ordre de marche (avec,
accidentellement, la prétention que mon point de vue est compatible
avec le catholicisme). Néanmoins je récuse votre affirmation que "vous
ne faites pas de théologie"; dès que votre "simple analyse textuelle"
(ou celle de René GIRARD) débouche sur des jugements généraux
sur le christianisme (du genre "Jésus a inauguré la sortie des religions et
c'est bien"), cela devient par définition de la théologie chrétienne (qui,
d'ailleurs, notons-le en passant, est fondée essentiellement sur de l'analyse de
textes ... ). Théologie en amateur si vous voulez, mais théologie tout
de même.

Je ne conteste aucunement que Jésus a donné sa vie en toute liberté,
et je ne vois aucune contradiction entre sa parfaite liberté et sa parfaite
obéissance au "programme" de ce qui avait été écrit et prophétisé. Je note
que, très justement, vous n'incluez pas le caractère "forcé, arbitraire" dans votre
définition du sacrifice.

Au sujet des sacrifices humains, je vais vous dire quelque chose qui va
peut-être vous choquer. L'historienne Inga CLENDINNEN a déclaré
dans une interview qu'elle s'est efforcée, lors de la rédaction de son
important livre "Aztecs : an Interpretation" d'écarter tout préjugé de
"barbarie" sur les sacrifices humains qui étaient centraux à cette
vielle civisilation. Personnellement, je pense que
c'est à celui qui n'est pas citoyen d'un État-qui-pratique-le-sacrifice-humain-sans-le-dire de jeter la première pierre ... De ce point de vue, vous et moi
(puisque comme vous je suis fonctionnaire de l'État français) sommes
particulierement mal placés pour donner des leçons, puisque nous
sommes salariés d'un État qui se revendique bruyamment d'une Révolution
qui, en plus d'être un record absolu de barbarie dans son époque, a constitué
la source d'inspiration majeure des régimes totalitaires et génocides
du passé récent et d'aujourd'hui.

Dernière remarque, connexe à la précédente : quand vous parlez de "sortie des sacrifices humains et de la barbarie sanglante", vous êtes parfaitement en phase avec
le DISCOURS des hommes politiques d'aujourd'hui (et même des églises), mais
complètement en décalage avec la réalité, les FAITS actuels. De l'avortement au nettoyage ethnique, de l'euthanasie au bombardement de civils, tout dans notre époque
est complaisance avec le sacrifice humain, complaisance qui est appelée par
les bien-pensants et les faiseurs d'opinion à devenir loi
et coutume, toujours plus chaque jour.

Bien cordialement.

Philippe POINDRON a dit…

Cher ami et frère,

Je m'autorise de votre condition de disciple de Jésus pour vous appeler de ces deux noms. Vos remarques sont, comme toujours, très fines et très pertinentes.
Il me semble qu'elles nécessitent maintenant une discussion plus directe. Je dois m'absenter jusqu'au 12 août avant de repartir quelques jours à partir du 25. Mais nous pourrions, si vous êtes libre, convenir d'un rendez-vous, dont nous fixerions avec discrétion le lieu, la date et l'heure. Je crois qu'il suffirait de ces données pour que nous nous reconnaisions. Je porterais en effet une oeuvre de René GIRARD à la main.
Bien amicalement.

Philippe POINDRON

Roparzh Hemon a dit…

Cher interlocuteur,

si vous souhaitez passer à un échange plus "privé"
je vous donne une de mes adresses mail : roparzhhemon@yahoo.com.br


Bien cordialement