L'actualité n'offre guère de prise à un commentaire vigoureux. Il semble qu'à l'image de nombre de Français, les hommes politiques, les élus de tous bords, aient suspendu brutalement leur lyre ou leur poignard au râtelier des vacances. Raison de plus pour prendre avec eux un peu de recul.
D'Hannah ARENDT, ce petit texte que j'aime énormément :
Plus un homme est libre de tout préjugé, moins il sera adapté à la vie sociale. Mais c'est qu'à l'intérieur de la société nous ne prétendons pas non plus juger, et ce renoncement au jugement, cette substitution des préjugés aux jugements ne devient véritablement dangereuse que lorsqu'elle s'étend au domaine politique dans lequel, d'une manière générale, nous ne pouvons nous mouvoir sans jugement.
Le texte, j'en conviens est difficile. On pourrait le résumer ainsi. Dans les démocratie occidentales, tout imprégnées de l'idéal de tolérance, on prétend tout accepter sans porter de jugement. Mais comme il est impossible de se mouvoir dans l'espace public, domaine par excellence du politique, sans JUGEMENT, on remplace celui-ci par des PRÉJUGÉS, qui ne sont autres que ceux des idéologies dont on se réclame. Au lieu d'examiner les faits, de les confronter à des valeurs de référence auxquels tout être de bonne foi pourrait adhérer, on fait rentrer ceux-ci dans une grille d'analyse préalable, on les tord, ils sont jugés avant que d'être examinés (c'est là-même le sens de "préjugé"), pesés, confrontés à la totalité.
Hannah ARENDT souligne que le mot jugement a deux sens différents. (a) Subsumer en l'ordonnant, l'individuel et le particulier sous quelque chose de général et d'universel. (b) Mais juger peut signifier tout autre chose, et c'est toujours le cas lorsque nous sommes confrontés à quelque chose que nous n'avons encore jamais vu et pour lequel nous ne disposons d'aucun critère. Ce jugement [...] ne peut s'appuyer sur rien d'autre que sur l'évidence de l'objet même du jugement.
Là encore, texte difficile, mais qui peut se simplifier comme il suit. Le premier mode de jugement a pour but de hiérarchiser les données du réel, données que nous fournissent les faits : ainsi, mettre au même niveau la mort accidentelle de deux jeunes des banlieues et le massacre systématisé des bonzes de Birmanie, ou les persécutions des chrétiens en Algérie, témoignerait d'une absence de jugement si, en exposant simultanément ces faits, on ne voyait pas qu'ils se rangent dans des catégories de niveaux différents qui les rendent irréductibles les uns aux autres. Le second type de jugement se rapporte essentiellement (selon moi) à toutes les nouveautés que nous proposent la science et les technologies : comment juger le fait qu'une personne, génétiquement de sexe féminin, mais transsexuelle et devenue homme, ait cependant donné le jour à un enfant conçu par insémination artificielle ? La chose a eu lieu aux Etats-Unis. Le jugement, là, ne peut s'abstraire de l'évidence du fait, et rien que du fait ; il ne peut pas s'appuyer sur un quelconque système de pensées préétablies, sous peine de devenir un préjugé. Si l'on s'en tient à l'évidence des faits, on voit bien l'aberration d'un tel comportement.
Je regrette de devoir philosopher aujourd'hui. Mais l'accumulation des mensonges, des horreurs, des crimes, et symétriquement la sainteté grandissante d'un nombre restreint de personnes prophétiques (j'en vois tous les jours ; il suffit d'ouvrir les yeux ; je pense notamment à Thierry, un homme simple et pauvre, converti et baptisé il y a peu ; tous les dimanches que Dieu fait, Thierry porte à Kamel, un ouvrier marocain qui quête à la porte de l'église, une bouteille thermos de café, lui donne une petite pièce - tirée de son nécessaire - et discute avec lui une bonne dizaine de minutes) me contraignent à ces réflexions.
D'où l'on voit par là que tous les êtres libres de préjugés sont potentiellement inadaptés à la vie sociale. Celui qui a des yeux et ne voit pas, ne peut accepter ni comprendre Thierry, pas plus que Kamel. Et Thierry, à mes yeux un exemple de sainteté, est incompris et rejeté par le plus grand nombre. Il est un signe de contradiction, et il est de ceux qui, sans beauté ni prestige, sont persécutés pour la justice. Mais l'ONU refuse de condamner monsieur MUGABE et les généraux de BIRMANIE peuvent continuer de trafiquer le pavot et de tuer leurs concitoyens, sans que cela nous émeuve.
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