Il me semble que l'homme contemporain n'habite plus sa vie. Je vois à cela deux raisons : (a) une sécularisation totale de la société ; (b) une évolution irrépressible de la démocratie qui lui est corrélative.
La société est totalement sécularisée. Le mouvement est amorcé depuis la Renaissance ; il s'est précipité sous les Lumières, et il a atteint aujourd'hui un point de non retour. Le laïcisme à la française, et tous les laïcismes du reste, est tout aussi englobant que les systèmes religieux dont il entend contenir l'empire et empêcher la tyrannie. En prétendant confiner la religion à la sphère privée, oubliant que l'homme est un sujet social, il a réussi à en détruire d'influence dans cette sphère même. Ainsi, l'espace public est non seulement laïcisé, mais aussi les esprits et les communautés, qu'elles soient familiales, associatives, ou territoriales. Le laïcisme a simplement négligé un fait qu'aucun philosophe ne remet en cause : tout agent agit en vue d'un bien. En refusant de réfléchir sur la nature de ce bien, en réduisant par conséquent les questions posées à l'intelligence au comment des choses, et jamais à leur pourquoi, il a fait du progrès et de la science (en réalité, aujourd'hui, la technique) des idoles qui ont pour nom Progressisme et Scientisme. Mais l'homme est têtu. Et s'il ne sait pas quelle est la nature du bien qu'il poursuit, il a la vague intuition qu'il en existe un. Il y a donc une sorte de schizophrénie de la pensée ; on agit en vue d'un bien dont on ne connaît pas vraiment la nature, sauf à imaginer qu'il n'est que matériel. Mais en satisfaisant, légitimement, ses exigences matérielles, l'homme en comprend vite les limites. De là l'impression de dégoût et de tristesse qui envahit celui que la Fortune a comblé. Rien qu'en une matière si importante, la sexualité, l'adage le dit bien : Post coïtum omnia animalia trista.
L'évolution de la démocratie, sous les coups conjugués du Progressisme et du Scientisme, et de la sortie de la religion, a porté un coup fatal à la délibération intérieure. En contraignant par l'impôt et la réglementation les comportements individuels, elle arrache l'homme à la liberté du don ; voudriez-vous être charitable ? Vous ne le pourriez pas ! Vous créez, par exemple, une association d'entr'aide. Quinze jours après la réception du récépissé d'enregistrement, vous recevez une liasse de papiers de l'administration fiscale, qui à l'aide d'un questionnaire absolument incompréhensible à qui n'a pas fait une école de commerce, vous demande si vous êtes assujetti à la TVA, si vous faites des bénéfices commerciaux ou pas, si vous avez ou non du personnel rétribué, etc. L'Etat pense pour vous ; il vous impose des mesures de sécurité pour vos piscines privées (si vous avez la chance d'en posséder une) mais ne vous demande pas de surveiller vos enfants quand ils se baignent ; il réglemente les ascenseurs mais n'exige pas que les habitants des immeubles fassent attention aux travaux qui améliorent leurs logements ; il exige du conducteur ceintures de sécurité, éthylomètre, limitation de vitesse, mais ne demande pas à l'éducation nationale de former à la prudence. Première tendance désastreuse.
Il en est une deuxième tout aussi grave. En concentrant les initiatives politiques sur les droits des individus, la démocratie les habitue à recevoir, et non pas à donner. Pouvoir d'achat ? Bien sûr qu'en l'état actuel de la civilisation, il faut un minimum pour vivre. Mais qui osera affirmer, dans le monde politique, que les revenus sont le fruit d'un travail, si petit soit-il ? Certes, il y a des situations terribles, où la personne assistée n'est pas ou plus en mesure de travailler. Elles exigent d'être prises en compte par la société. Mais il est trop facile de dire que la société est responsable de cet état de fait. On peut y trouver des explications, bien sûr. Mais de là à en faire des excuses totalement absolutoires, il y a un pas qu'il ne faut pas franchir. Tout ne peut être imposé de l'extérieur à la conscience humaine. Elle reste capable de choisir, de délibérer, de juger. Là est la dignité de l'homme.
Habiter sa vie, selon moi, consisterait à prendre la totale responsabilité de ses actes, à la mesure de ses capacités de discernement. Elle ne va pas sans risques, et, de ceux-ci, il en est que la société doit couvrir, sans aucun doute. Doit-elle tous les couvrir, en fermant les yeux quand ils sont excessifs ou aboutissent inéluctablement à des effets nocifs (tabac, alcool, drogue, vagabondage sexuel, etc.) ? Il est bien difficile de répondre à cela. Du moins peut-on par une éducation sans concessions ouvrir les yeux du plus grand nombre, être moins répressif pour des délits mineurs, et intraitable pour ceux qui engagent la société tout entière.
Dernière et ultime remarque. Dans l'histoire de l'humanité, on peut distinguer trois phases. Une phase antérieure à l'instauration des religions ; une phase plurimillénaire de sociétés humaines totalement dépendantes des religions. Elle a duré jusqu'à l'avénement de Jésus. Une phase de sortie des religions, paradoxalement inaugurée par Jésus qui est venue les détruire toutes, en dénonçant leur origine sanglante et est venu remplacer le règne de la Loi, par celui de l'Amour. Le christianisme portait en germe la sortie des religions. Le laïcisme a tué l'élan que portait ce grand mouvement ; il nous émancipait pourtant de la tyrannie de la Loi. Il a remplacé le règne de la Loi, par celui du juridisme et de la réglementation. Sur le plan de la structure, il nous fait rentrer de nouveau dans le joug des religions qu'il prétend briser. Nous pourrons revivre qu'en retournant à la source.
2 commentaires:
Votre dernier billet "Habiter sa vie" est décevant par bien
des côtés. Dans "La victimisation des bourreaux" et d'autres vous
demolissiez brillament le "penser faux", mais votre billet d'aujourd'hui
comporte des choses qui ne sont pas moins à côté de la plaque ...
Le plus fort est ce qui concerne la religion chrétienne. "sortie des religions,
inaugurée par Jésus, qui est venue les détruire toutes, en dénoncant leur
origine sanglante (...)" Archi-faux. Jésus a dit explicitement "Je ne suis pas
venu pour détruire la Loi, mais pour l'accomplir". Sans parler de la mort sanglante
de Jésus sur la croix, le cristianisme est écrit avec le sang des martyrs
qui se font manger par des lions, égorger, torturer, etc ... C'est pourquoi les
athées qui préferent le confort traitent souvent les chrétiens de "morbides".
La différence principale entre le christianisme et les autres religions, c'est
que le sacrifice y est fait par l'intermédiaire du Christ, par la
"transsubtanciation" lors de la communion (ce sacrifice devient donc "non sanglant",
ce qui n'exclut pas la violence dans d'autres domaines ).
Cher lecteur,
Tout billet est nécessairement raccourci. Je n'ai pu développer en si peu de place l'action de Jésus comme destructeur de religion. Je vous renvoie à toute l'oeuvre de René GIRARD qui démontre brillamment que la mort de Jésus n'est pas sacrificielle au sens des religions anciennes. Jésus est entré librement dans la mort, et s'il a été un vrai bouc émissaire, sa mort est racontée par les évangélistes du point de vue de l'Innocent. Ce qui est parfaitement nouveau. Par ailleurs le sang des martyrs n'intervient aucunement dans le christianisme, en tant que fondement doctrinal. S'ils ont versé leur sang, c'est librement, comme innocents et témoins.
Vous faites dire à Jésus, en citant sa parole sur l'accomplissement de la loi, des choses qu'il n'a JAMAIS voulu dire telles que vous les entendez : il a affirmé, entre autre, ce qui était sacrilège pour les juifs pieux, que le Fils de l'Homme est Maître du sabbat, et c'est à ce titre qu'il a opéré plusieurs guérisons en ce jour sacré entre tous pour les juifs.C'est à la suite de ces signes que les responsables Juifs décident de le faire périr. Quand je dis que Jésus est venu détruire toutes les religions, je veux parler des religions fondées sur le lynchage d'un innocent désigné arbitrairement comme coupable, dans des communautés en proie au désordre mimétique,et qui ramènent la paix en l'éxécutant (cf. toute l'oeuvre de René GIRARD. Depuis Jésus, il est impossible de fonder une religion sur ce mode du sacrifice fondateur, masqu" dans les mythes et réitérés dans les rites, et c'est du reste pourquoi ROBESPIERRE a échoué, peu de temps avant d'être guillotiné, à instaurer le culte de la déesse Raison. Un conventionnel du nom de BAUDOT a très bien vu le problème, lui qui voulait remplacer le catholicisme par le protestantisme, tout comme Edgar QUINET dans son ouvrage sur la Révolution qui explique l'échec des Révolutionnaires "terroristes" par leur incapacité à aller au bout de la violence. Louis XVI a été une victime expiatoire, dont l'exécution a été incapable de ramener la paix dans le désordre mimétique de la Révolution. Voilà pourquoi, si je comprends très bien votre réaction, je la crois fondée sur une mésinterprétation de mon propos. Je ferrai don un billet sur cette très importante question.
Bien amicalement.
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