Madame AUBRY, dans un livre noir consacré aux (prétendues) attaques aux libertés perpétrées par le Président de la République, déclare : Nous ne sommes pas laxistes, nous sommes pour une société d'ordre mais il n'y a pas d'ordre sans justice.
Qui ne souscrirait à cette affirmation ? Personne, je crois.
Il convient donc de demander à madame AUBRY ce qu'elle entend par justice. Quand j'étais en classe de Sciences Expérimentales, notre professeur de philosophie nous avait appris qu'il existe deux sortes de justice : la justice distributive, et la justice égalitaire. Une justice, dans l'ordre politique, doit donc comporter ces deux éléments. La justice égalitaire consiste déjà à ne pas désigner comme des moutons noirs ceux de nos concitoyens les plus riches, en leur faisant le procès d'être des profiteurs, des cupides, des salauds. Ils ont droit d'être traités, dans le jugement public que l'on porte sur eux, exactement de la même manière que "les plus démunis". La justice distributive consiste aussi à admettre que le travail, le talent, le risque doivent être récompensés par des revenus supérieurs. En d'autres termes, la justice distributive et la justice égalitaire ne s'appliquent pas qu'aux électeurs du Parti Socialiste. Si madame AUBRY est d'accord sur ce point, il est possible d'avancer.
La justice consiste aussi à ne pas nuire aux innocents et à ne pas leur porter atteinte dans leur vie quotidienne. En quoi les mères de famille obligées de garder leurs enfants le jour de grève des enseignants sont-elles responsables des problèmes que ces derniers rencontrent ? Et pourquoi faut-il que les jours où les conducteurs de train, de métro ou d'autobus font grève, les salariés soient contraints de faire des journées harassantes, ou de renoncer à leur traitement en renonçant à leur déplacement ?
La vérité est que madame AUBRY ne s'est pas débarrassée de la vision hégélienne et marxiste de l'histoire qui serait donc le lieu où se résolvent les conflits, tous les conflits, dans des rapports de force.
Laissez-moi vous raconter une histoire que j'ai vécue personnellement. Je rentrais de MARSEILLE par le train de nuit. Arrivé à BELFORT, on nous annonce que des ouvriers d'ALSTOM bloquent un aiguillage très important qui oblige notre train à faire un détour par NANCY. Bilan, au minimum deux à trois heures de retard. J'avise dans le couloir un jeune homme. Son visage est décomposé. Il a été se raser de près dans le petit cabinet de toilette, il est en costume. Je l'interroge : que se passe-t-il ? Il me répond : je suis au chômage depuis plus d'un an. J'avais un entretien d'embauche à STRASBOURG à 9 heures. Je ne pourrai y être et je suis dans l'incapacité de prévenir qui que ce soit. C'est fichu.
Bien entendu, c'est une histoire minuscule. Les ouvriers d'ALSTOM n'ont jamais été au courant de ce petit drame, car c'en est un. J'imagine que chaque grève apporte son lot de dysfonctionnements qui bouleversent la vie des particuliers. C'est ce que madame AUBRY appelle la justice.
J'ai personnellement une autre analyse
Voici ce que dit Anne-Marie ROVIELLO à propos de l'idéologie : L'idéologie totalitaire ne se définit pas par un corpus d'idées, par une vision du monde, comme on l'a dit, et comme cette idéologie elle-même le [prétend], elle ne convainc pas par ses idées, si tant est qu'on peut parler de "conviction" à son propos, mais elle se caractérise par une mentalité, par ce qu'on peut appeler une attitude fondamentale qui consiste en une indifférence foncière pour les idées qu'elle charrie, indissociable d'un mépris radical pour la réalité du monde dont elle prétend parler, en l'occurrence, pour l'existence concrète des hommes qui font ce monde. (In Colloque Hannah ARENDT, Politique et pensée. Article : Les intellectuels modernes, une pensée an-éthique et prétotalitaire. Petite Bibliothèque Payot, N°289, Paris, 2004).
C'est de ce laxisme-là que madame AUBRY entend se défendre. Les difficultés rencontrées par les victimes innocentes des grèves lui importent peu. Triomphe des idées et du rapport de force sur la réalité concrète. Insupportable. Inutile. Et intellectuellement insoutenable.
Bon appétit quand même madame AUBRY.
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