Je vous le disais il y a peu : je vais vous en parler ! Un très proche, en effet, m'envoie la copie d'une interview d'Axel KAHN, actuel Président de l'Université René Descartes.
Tout d'abord, je dois dire que j'ai une très grande admiration pour Axel KAHN. C'est un très grand chercheur, un homme d'une rare intégrité intellectuelle. Il manie la langue française avec un bonheur que pourraient lui envier bien des immortels. J'ai eu l'occasion de le connaître, car l'un de mes élèves a publié avec lui dans la très prestigieuse revue Nature lors d'un stage post-doctoral.
Dans ce commentaire, qui risque d'être un peu long, fidèle désormais à une décision que je vous ai annoncée, je m'abstiendrai de souligner les côtés polémiques de l'entretien, côtés que l'on doit surtout au journaliste qui l'a conduit.
Axel KAHN remarque tout d'abord que son Université est relativement calme. Elle est composée essentiellement de Facultés consacrées aux sciences médicales, odontologiques et pharmaceutiques. Je note que ces Facultés, comme du reste les Facultés de Droit et de Sciences économiques, forment des étudiants qui auront à prendre en charge des patients ou des justiciables, dans des situations concrètes, et qu'ils sont en prise nécessaire avec la réalité. Il en va de la bonne santé et de la bonne administration de la justice dans notre pays. Je suis très étonné qu'Axel KAHN ne mentionne pas ce point, alors que désignant deux foyers de grèves dans son université, l'Institut de Psychologie, et la Faculté des Sciences humaines, il indique que les étudiants de ces disciplines ont toujours eu une réflexion critique sur le fonctionnement de la société. Il dit du reste que dans la plupart des Universités touchées par la grève, ce sont les Facultés relevant des Sciences sociales et humaines qui sont les foyers de résistance à la Loi d'autonomie des Universités. Or ces étudiants, les psychologues mis à part et encore, ont peu de contacts avec la réalité. Ils se frottent aux idées, aux systèmes, aux philosophies. Tout cela est très bon. Mais déconnectés de la réalité et des conséquences concrètes de leur action sur les étudiants qui ne partagent pas leurs analyses, et qu'ils contraignent par la violence de leurs actions, ils relèvent strictement de réactions idéologiques. Je vous ai déjà dit que le propre de l'idéologie est d'être parfaitement insensible à l'homme concret.
Axel KAHN, fort justement, souligne que nombre d'étudiants choisissent ces filières par défaut, car leurs résultats au baccalauréat ne leur permettent pas de choisir des filières sélectives (curieusement, il inclut le Droit dans les filières choisies par défaut, alors qu'il y a certains cursus - celui d'avocat par exemple - qui sont extrêmement sélectifs). Il indique que le niveau moyen de ces étudiants est très inférieur à celui des étudiants en filière d'excellence. Ils sont souvent, dit-il - je cite - "en difficulté culturelle, sociale, économique. Ils sont plus fragiles, leur taux d'échec en licence est de loin le plus important."
Ce constat amène à une interrogation : comment se fait-il que les moins brillants des étudiants (en apparence, je n'attache aucun jugement de valeur ici) soient précisément ceux qui réagissent avec le plus de violence et le moins de réflexion ?
Très franchement, je ne comprends pas pourquoi il est insupportable de recruter des enseignants au niveau du Master, c'est à dire à Bac + 5. C'est en tout cas l'une des raisons du refus des étudiants d'accepter les réformes gouvernementales. Mais je ne vois là aucun raisonnement, aucune comparaison d'avec le statut antérieur du recrutement, aucune analyse des avantages et des inconvénients des deux systèmes. Et je reste donc sur ma faim.
Axel KAHN constate que toutes les Facultés dont le principal débouché est l'éducation se sont enflammées. Si nos futurs éducateurs sont ces étudiants qui cassent les tables, ou les vitres, taggent les murs, barrent les entrées des facultés avec des palettes, exercent des violences à l'encontre de ceux qui ne pensent pas comme eux, au lieu de dialoguer, d'expliquer les raisons de leur opposition, je ne m'étonne plus de l'état de l'Education Nationale ! Quel exemple ! Quel manque de civisme ! Quel peu de respect pour la démocratie ! Quelle intolérance !
Mais Axel KAHN réaffirme son soutien au statut autonome des Universités. Comme je le comprends. J'ai été, je vous l'ai dit, Vice-Président de l'Université Louis Pasteur. J'avais en charge, entre autre, les locaux. Il pleuvait dans l'Institut de Mécanique des Fluides et dans l'Institut d'Histologie (retapé à grands frais sur initiative de l'Etat, avant d'être démoli pour faire place au Nouvel Hôpital Civil), la Faculté d'Odontologie tombait en ruines, l'amphithéâtre préfabriqué de Médecine tenait debout par miracle, les locaux wilhelminien de la rue Goethe étaient de grands nids à vents. Mais tout cela avait une surface. Et c'est très commode une surface, ça vous permet d'attribuer une dotation au mètre carré pour l'entretien des locaux. Peu importe qu'ici, il y ait 4 mètres sous plafonds, là des escaliers monumentaux impossibles à chauffer, et là encore, des servitudes impossibles à respecter. La Direction centrale avait décidé. Ainsi, ces gens, qui ne connaissaient rien à la situation locale, attribuait des moyens inappropriés, au seul motif qu'ils étaient le pouvoir central. Comment voulez-vous qu'ils puissent vraiment connaître la situation des dizaines d'Universités Françaises, alors que nous-mêmes, sur le terrain, nous avions du mal à avoir une vu d'ensemble ?
Toujours dans le registre du Père Ubu, une Université n'avait pas le droit d'acheter une machine offset sans l'aval de Paris ; elle pouvait "proposer" des candidats au titre de Docteur Honoris Causa, mais c'est le ministre qui décidait du bien fondé des propositions, comme s'il connaissait mieux que nous les collègues que nous entendions distinguer. Et encore ceci ; après que Jean-Marie LEHN ait eu le Prix Nobel de Chimie, une grande entreprise américaine avait proposé de créer une chaire de Chimie portant son nom, dans notre Université. Eh bien nous n'avons pas pu donner suite à cette proposition ; il nous était impossible de recruter des Professeurs étrangers qui seraient volontiers venus des Etats-Unis, d'Allemagne, de Grande-Bretagne, de Suisse, si l'on avait pu leur offrir un traitement équivalent à celui de leur Université d'origine. Que d'occasions perdues ! Ne parlons pas des dons et legs qui ne pouvaient être acceptés sans une complexe procédure locale. Tout cela es fini. Et c'est tant mieux.
Qu'on ne vienne pas nous seriner avec la modulation des services. Monsieur JOSPIN, fort judicieusement, en instituant les primes d'encadrement doctoral, les primes pédagogiques, ou les primes pour engagement administratif, avait tenu compte de la réalité. Des collègues étaient complètement dans la gestion de la Faculté et de l'Université. Pour chacune de ces situations, je puis donner des noms de collègues. Tout cela se faisait en catimini. Certains se voyaient refuser une prime d'encadrement doctoral, d'autres non, sans que nous ayons la possibilité de connaître les motifs de refus, ni le nom de ceux qui avaient décidé. Tout cela est fini. Et je doute qu'un Président puisse moduler autoritairement les services des enseignants. Il a un conseil, des représentants syndicaux, des collègues, des doyens. Il recueillera leur avis.
Et Axel KAHN d'ajouter avec malice : "Regardez autour de vous : Polytechnique, le CNRS, l'Inserm, tous dirigés par des directeurs ou des présidents nommés par l'Etat ! Le seul dirigeant élu pour une durée limitée, quatre ans, par des conseils d'administration eux-mêmes élus, c'est le président d'université. Dans la totalité de l'édifice de la recherche et de l'enseignement supérieur, il est celui dont la légitimité démocratique est indiscutable. De plus, il a très peu de pouvoir s'il n'est pas suivi par son conseil d'administration. Le voilà, notre potentat local !"
Puis Axel KAHN explique les raisons de son opposition à la première mouture du décret PECRESSE. Il a obtenu gain de cause. Le décret a été entièrement réécrit.
Je voudrais faire ici une remarque. Nous nous trouvons dans le cas de figure si bien analysé et critiqué (au sens philosophique) par Simone WEIL dans son ouvrage Réflexion sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale. La complexité des rouages sociaux fait que personne ne peut plus en saisir les détails, que les politique croyant pouvoir le faire, dès qu'ils sont au pouvoir, tendent à renforcer le rôle de l'Etat qui devient de plus en plus centralisateur, décérébré, impotent. Toute mesure de respiration est donc la bienvenue.
Je vous livre enfin la conclusion d'Axel KAHN dans son intégrité :
“Un enseignant-chercheur, à bac + 9, commence à 1 800 euros par mois.”
Alors, pourquoi la poursuite du mouvement ? La contestation contre Sarkozy, la contestation contre la société bourgeoise ! Ça fait des siècles que l'université est hyper réactive aux mouvements de la société. Or, la société n'est pas de bonne humeur aujourd'hui, la crise est cruelle, profonde, et il serait inimaginable que l'université reste à l'écart de cela. Et puis un enseignant-chercheur, à bac + 9, commence à 1 800 euros par mois. Derrière la revendication vertueuse de l'autonomie, il y a aussi la demande du maintien de ce compromis historique : vous nous payez mal, on est mal considérés, mais vous nous fichiez la paix ; vous allez continuer à mal nous payer, alors laissez-nous tranquilles.
Question du journaliste : Le 23 avril, vous avez signé un texte collectif dans Le Monde qui dénonce des agressions physiques et verbales, le harcèlement, les comportements antidémocratiques...
Moi, je ne suis pas vraiment concerné. A Descartes, nous avons un vrai débat d'idées. Je viens d'avoir un échange épistolaire avec le groupe le plus virulent, les enseignants-chercheurs en psychologie. Ils ont commis un texte qui était pour moi pain bénit : « Nous sommes l'Université, disaient-ils, vous n'êtes pas l'Université. Notre liberté, notre autonomie à chacun sont la condition sine qua non de notre épanouissement. Cet épanouissement est la condition de la qualité de notre rapport pédagogique avec nos étudiants. Vous ne pouvez pas vous passer de nous, nous pouvons nous passer de vous. Nous pourrions vous remplacer par un honnête gestionnaire... » C'est donc un beau texte, exprimant une vision d'un individualisme absolu, niant totalement la dimension d'un projet collectif. Il n'y a pas de discours plus ultralibéral que celui-là. Je leur ai répondu que moi, homme de gauche, je considérais que le lieu normal de l'épanouissement de l'autonomie individuelle était l'adhésion à un projet élaboré collectivement et qu'on cherchait à mettre en oeuvre ensemble. Le débat est de ce niveau chez nous, on n'est pas dans l'agression physique ! Mais il y a des endroits, c'est vrai, où, pour les raisons sociologiques évoquées plus haut, des étudiants sont engagés dans des mouvements anarcho-bourdieusiens, assimilant l'enseignant au patron et le président de l'université au superpatron. Ce qui met des gens comme les présidents de Montpellier III, Grenoble III ou Bordeaux III, universitaires Snes sup, élus avec les voix de syndicalistes, en porte-à- faux : quoi qu'ils disent, ce sont des traîtres au mouvement et à la révolution...
“Face aux étudiants, les enseignants-chercheurs devraient agir comme les hospitaliers en grève avec leurs malades : ne rien faire à leur détriment.”
“Face aux étudiants, les enseignants-chercheurs devraient agir comme les hospitaliers en grève avec leurs malades : ne rien faire à leur détriment.”
Le journaliste : Georges Molinié, président de Paris IV, est très actif dans le mouvement, non ?
Georges Molinié, éminent collègue, a choisi une position assez confortable qui est de ne pas être menacé par le mouvement en le précédant toujours, en étant un des plus radicaux. Quel que soit le jugement sur les réformes, il y a une réalité que personne ne peut nier, c'est qu'il y a plus malheureux et plus fragiles que les enseignants-chercheurs, ce sont les étudiants. Face à eux, les enseignants-chercheurs devraient agir comme les hospitaliers en grève avec leurs malades : ne rien faire à leur détriment. Je ne comprends pas qu'un enseignant-chercheur puisse imaginer faire perdre une année d'études, alors que c'est si précieux, surtout lorsqu'on connaît la situation sociale de beaucoup. C'est pour moi un vrai clivage moral.
Enfin, Axel KAHN rend hommage à Valérie PECRESSE. Les critiques qu'il porte sur la brutalité des mesures du decret modulant les services des enseignants-chercheurs me paraissent justifiées, pas pour les mêmes raisons sans doute ; sa critique des propos présidentiels sur les mauvais chercheurs me semble également justifiée. Tout compte fait, Axel KAHN a réfléchi, a pensé, avant de s'exprimer. On peut lui dire merci.
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