Il y a bien longtemps, j'ai eu l'occasion d'entendre Armand ABECASSIS soutenir, à STRASBOURG, une thèse remarquable devant un jury constitué - excusez du peu - d'Emmanuel LEVINAS, Georges GUSDORF, Michel TARDY et Lucien BRAUN. Armand, qui me fit l'honneur de son amitié, était un passionné d'herméneutique (la science de l'interprétation des textes). Il soutenait et soutient toujours que le sens est un acte posé pour résoudre une tension intérieure née du désir (lequel s'appuie, me semble-t-il, sur le sentiment que nous sommes faits pour l'éternité et l'infini), et que cet acte étant posé, la tension s'en trouve apaisée (c'est le côté signification du mot sens), mais révèle alors un autre manque, non quelconque, qui pousse à poser un autre acte permettant de creuser toujours ce désir, de l'investir dans un objet de plus en plus précis (c'est le côté direction du mot sens). C'est donc le désir qui fraie au sens son chemin. Il importe de ne pas se tromper sur sa réalité, son intensité, sa valeur, et surtout sur son contenu. Comme il n'y a pas de désirs autonomes, que nous ne pouvons désirer que ce qui nous est désigné comme désirable, il est important que nous soient proposés des modèles qui nous fassent grandir plutôt que de nous abaisser. Tant que les hommes politiques, les enseignants, les éducateurs, n'auront pas compris cet aspect fondamental de la nature et de la psychologie humaines, nous sommes assurés de voir proposer à notre désir une foultitude d'objets, présentés comme dotés d'une valeur équivalente, et qu'il appartiendrait à notre seule liberté d'investir. Ces objets vont des plus dégradants, quand bien même ils apportent du plaisir, aux plus sublimes et inaccessibles, laissant celui qui les voudrait posséder dans un état d'amertume indescriptible (qui veut faire l'ange fait la bête). En somme, il est nécessaire de concilier l'aspiration légitime à faire fructifier à son profit personnel les talents et les aptitudes qui nous sont propres (et les souhaits qui les accompagnent), et la non moins légitime aspiration de la société à les voir mettre au service de tous. Toute la question est d'orienter LE DÉSIR vers un OBJET qui soit adapté à notre nature de sujet social. Vous aurez noté que j'utilise un singulier pour désigner cette grande aspiration humaine à l'éternité et l'infinitude, et un pluriel pour désigner l'investissement de cette force vitale dans un objet précis. Or, nous le savons, c'est la culture qui véhicule les modèles.
Voilà pourquoi, par exemple, au lieu de prétendre contre toute évidence, que les tags qui défigurent nos murs, sont une forme d'art, comme le fit jadis un ministre de la culture dont je tairai le nom, il serait préférable de proposer à nos peintres sauvages d'exploiter leurs talents, en les canalisant dans des formes à la fois plus personnelles, plus esthétiques, d'un plus grand goût. Voilà pourquoi je trouve injurieux pour le peuple de parler de culture populaire. Pourquoi faudrait-il que les grands auteurs, les grands peintres, les grands compositeurs, restent la chasse gardée d'une élite jalouse de son savoir ?
Bien entendu, un tel projet culturel suppose que tous les acteurs, enseignants, médias, musées, hommes politiques, industriels des loisirs (!), etc. puissent se réunir et se mettre d'accord sur une sorte de programme minimum à proposer aux générations actuelles, plutôt que d'aller en ordre dispersé et de jouer par exemple la retransmission du match de foot contre la Star Academy, ou Patrick BRUEL au Zénith contre Johny au Stade de France. Rien de tout cela, en soi, n'est condamnable. Ce qui l'est, c'est la systématisation de ces modèles, c'est l'oubli de tout un pan de notre civilisation qui ne peut tout de même pas se résumer à la Star Academy et à Roland Garros.
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